Plonger dans la tête de l'"autre" pour comprendre le monde de demain

Plonger dans la tête de l'"autre" pour comprendre le monde de demain
Faut-il vraiment attendre 40 ans pour aller explorer ce qu’il y a dans la tête de l’autre ? (ANDYADONTSTOP - FLICKR)

MONDOVISION. L’exercice cathartique de la série "The Vietnam War" est sans doute positif pour une Amérique qui traîne de nombreux démons.

Par Pierre Haski
· Publié le · Mis à jour le
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Il aura fallu quarante ans. L’Amérique découvre sur ses écrans de télévision la guerre du Vietnam racontée par ceux qui l’ont faite, tous ceux qui l’ont faite, y compris les ennemis d’hier. Dans "The Vietnam War", 18 heures de documentaire diffusées depuis la semaine dernière par Arte en France en même temps qu’aux Etats-Unis, les auteurs, Ken Burns et Lynn Novick, ont interrogé des vétérans américains de la guerre, mais aussi des Vietnamiens des deux camps.

Ca peut sembler banal, mais l’écrivain vietnamien-américain Viet Thanh Nguyen, auteur du roman "Le sympathisant" (Ed. Belfond) récemment traduit en français, confiait il y a peu à "L’Obs" sa frustration en découvrant en son temps "Apocalypse Now", le film qui a longtemps incarné dans le monde entier la guerre américaine du Vietnam.

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La guerre, disait-il, "n’a été racontée que du côté des Américains. Et cela n’avait rien à voir avec ce que, moi, j’avais entendu sur le Vietnam."

"Quand votre histoire est niée, qu’elle n’existe ni dans les livres, ni dans les films, c’est la pire des morts qu’on puisse vous infliger. Il existe beaucoup des auteurs vietnamiens qui ont écrit sur la guerre du Vietnam. Côté vietnamien, je pense par exemple au 'Chagrin de la guerre' (éd. Philippe Picquier), le chef d’œuvre de Bao Ninh, mais ces œuvres sont peu connues du grand public. Je suis triste, chaque fois qu’on me dit : 'votre livre, c’est le premier livre sur la Guerre du Vietnam vue par un Vietnamien… L’Amérique a perdu militairement la guerre au Vietnam, mais culturellement, elle a gagné. En inscrivant dans les mémoires sa version de l’Histoire, grâce à Hollywood.'"

Je me souviens d’avoir découvert le "Chagrin de la guerre" par hasard, dans une rue d’Ho-Chi-Minh-Ville, l’ex-Saïgon, lorsqu’il m’a été proposé par un gamin dans une édition pirate, mal photocopiée, en anglais. Je l’avais acheté pour un prix dérisoire, sans savoir le choc que cette lecture allait être pour moi : un soldat nord-vietnamien devenu romancier racontait cette guerre avec des sentiments, des émotions, une humanité, une langue à laquelle nous n’avions pas été confrontés, au-delà des choix partisans.

On a beau avoir eu le cœur du côté des combattants vietnamiens au cours de cette guerre qui a marqué une génération d’Occidentaux (les Comités Vietnam ont surgi dans les lycées français quelques mois avant mai 68…), notre imaginaire sur ce conflit a effectivement été façonné, comme le dit Viet Thanh Nguyen, par "Apocalypse Now" de Francis Ford Coppola, ou "Voyage au bout de l’enfer" de Michael Cimino. Pas par les romans nord-vietnamiens comme celui de Bao Ninh, ou des films de l'"autre côté" qui ne faisaient pas le poids face à Hollywood.

Dans le "New York Times", début septembre, ce romancier, Bao Ninh, a publié un long essai dans lequel il raconte sa première visite aux Etats-Unis en 1998, pour une conférence littéraire, et ce sentiment étrange "irréel" écrit-il, d’être entouré d’Américains quand on a été combattant nord-vietnamien. Les premiers Américains qu’il avait "croisés" étaient, de loin, les pilotes invisibles des jets qui bombardaient son village dans son enfance. Avant de faire lui-même la guerre à des hommes qu’il ne connaissait même pas…

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Penser les deux camps

Cet exercice de passer un moment "dans la tête de l’autre" est indispensable et salutaire. Non pas nécessairement pour adhérer à son mode de pensée, à ses idées ou à ses raisonnements, mais pour les comprendre, et aller au-delà du discours dominant qui, surtout en temps de guerre, écrase toutes les nuances.

C’est aussi une exigence intellectuelle à un moment où le monde tel que nous l’avons connu est en train de basculer, de prendre une direction que nous ne comprenons pas toujours bien.

Un homme nous y aide, me semble-t-il, Pankaj Mishra. Cet intellectuel indien est encore trop peu connu en France : les lecteurs attentifs auront retenu son nom parmi les auteurs de l’ouvrage collectif "L’Age de la régression" (éd. Premier Parallèle), paru au printemps dernier en France et dans plusieurs autres pays, pour tenter d’expliquer notre époque.

Il y a quelques années, en 2013, il a publié en anglais un livre passionnant, "From the ruins of empire" (non traduit en français), qui raconte l’histoire de la fin du XIX° et du début du XX° siècles, lorsque s’instaurent les rapports de force entre les puissances coloniales et les pays dominés. L’essayiste raconte cette époque à travers la vie et l’action de deux "activistes" asiatiques, écrit-il avec un mot actuel : Djemal al-Din "al-Afghani" (1838-1897), un intellectuel d’origine persane, considéré comme un des penseurs de l’islam politique moderne ; et Liang Qichao (1873-1929), un intellectuel chinois actif à la fin de l’empire Qing, alors que la Chine cherchait sa voie vers la "modernité".

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Comme l’histoire est écrite par les vainqueurs, c’est-à-dire les puissances colonisatrices et pas ceux qui ont tenté en vain de leur résister, on navigue dans ce livre dans des territoires intellectuels et des époques familiers, mais avec un regard qui nous est inconnu. C’est comme si on parcourait des paysages familiers avec d’autres yeux…

Pankaj Mishra vient de récidiver de manière plus contemporaine dans un dialogue podcasté ce mois-ci par un think tank libéral européen, European Council on Foreign Relations. Le directeur du think tank, Mark Leonard, l’interroge sur la "fin de l’ordre libéral", un concept beaucoup discuté dans les cercles de réflexion depuis le Brexit, Trump, etc.

L’essayiste indien répond sans fard, ce n’est pas un simple rééquilibrage du monde, c’est à ses yeux un autre monde qui se forme :

"Ce à quoi nous assistons actuellement, c’est l’éclipse des puissances qui ont fait émerger ce monde connecté à partir du XIX° siècle. Donc, les anciens impérialistes sont en train de faire l’expérience d’une perte considérable de pouvoir et d’autorité. Vous pouvez faire tous les euphémismes que vous voulez pour décrire cette situation, vous pouvez l’appeler 'ordre libéral', pleurer sur son affaiblissement etc., mais vous ne pourrez pas effacer les faits historiques plus larges selon lesquels le monde créé par l’impérialisme au XIX° siècle se décompose".

Pankaj Mishra se livre à son exercice favori, se mettre dans la tête des deux côtés dans cette transformation du monde telle qu’il la voit : d’un côté, dit-il, si vous appartenez à la classe moyenne européenne, "vous avez des raisons de porter le deuil de la disparition d’un monde sur lequel tant de savoirs et d’affirmations intellectuelles ont été basés" ; mais si vous êtes en Chine, ajoute-t-il, "vous observez les choses différemment. Ce que vous voyez, c’est la montée en puissance d’un pays qui a longtemps été très puissant, qui a été humilié au XIX° et une partie du XX° siècle, et qui réémerge comme grande puissance. Ce ne sont pas eux qui porteront le deuil de la disparition de l’ordre libéral".

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Et l’essayiste indien de mettre en garde son interlocuteur britannique :

"Ca dépend donc vraiment de là où vous vous trouvez. L’erreur que nous faisons toujours, c’est de penser le monde du point de vue très provincial, européen ou américain".

Une méthode globale ? 

Pour autant, Pankaj Mishra n’est pas un fan des régimes autoritaires qui émergent dans certaines parties du monde, en Chine, en Turquie ou ailleurs. Il s’inquiète d’ailleurs, tout en estimant légitime que l’heure de l’Asie soit arrivée, de voir ce continent refaire les mêmes erreurs que l’Europe de la fin du XIX° siècle, et en particulier de céder aux sirènes nationalistes.

Cette parole a le mérite de nous faire sortir de débats trop européo-centrés, prenant rarement en compte le "regard de l’autre", là encore, non pas pour les approuver, mais pour comprendre la transformation du monde qui se produit sous nos yeux. A défaut de la comprendre, nous nous exposons à des réveils douloureux qui ont commencé.

Faut-il vraiment attendre 40 ans pour aller explorer ce qu’il y a dans la tête de l’autre, l'"ennemi", l'"étranger" ? L’exercice cathartique de la série "The Vietnam War" est sans doute positif pour une Amérique qui traîne de nombreux démons ; mais pourquoi ne pas appliquer la méthode pour le monde contemporain ?

Pierre Haski

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