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TRIBUNE. La souveraineté européenne doit survivre à Joe Biden

Jeremy Shapiro

Conseil européen pour les relations internationales

Alors que le démocrate va succéder à Donald Trump à la Maison-Blanche, il est crucial, pour le bien des Européens et des Américains, de poursuivre les efforts pour rendre l’Europe plus indépendante, estime Jeremy Shapiro, directeur de recherche au Conseil européen pour les relations internationales et ancien conseiller au département d’Etat américain.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Les relations transatlantiques paraissent aujourd’hui bien plus solides qu’il y a un mois. Cette amélioration résulte du vote des Américains, qui ont décidé de retirer la tumeur maligne de quelque 110 kilos qui s’était logée au cœur des organes vitaux de l’alliance. On peut pardonner aux Européens d’être tentés de réagir à la réussite de cette intervention chirurgicale en reprenant leurs bonnes vieilles habitudes – à savoir : manque d’exercices, mauvaises dépenses militaires, relations de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Les responsables et les analystes européens se demandent maintenant si l’idée d’une Europe capable d’agir de manière indépendante sur la scène internationale peut survivre à la période favorable qui s’annonce avec l’arrivée de l’administration Biden.

Pour le bien des Européens et des Américains, il le faut impérativement. Une récidive du trumpisme reste toujours possible tant il est évident que la tumeur s’est métastasée dans la classe politique américaine et que le monde d’aujourd’hui s’avère encore plus dangereux pour les démocraties. Pour que l’alliance demeure en bonne santé à long terme, les Européens doivent utiliser la période de répit actuelle, qui n’est peut-être que temporaire, pour devenir le partenaire que souhaite l’Amérique de Biden et dont elle a besoin.

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Les rebondissements qu’a connus le monde ces dernières années – la montée inexorable de la Chine, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), l’élection de Donald Trump, la crise migratoire et l’éclatement de la pandémie de coronavirus – ont infligé de douloureuses leçons aux Européens.

La vision lénifiante de la mondialisation, qui voulait que la montée croissante du libéralisme économique et du droit international lève tous les obstacles, n’est plus d’actualité. Elle a laissé place au sentiment que les Etats utiliseront toutes les connexions existant dans un monde interdépendant pour imposer leur puissance.

Un monde concurrentiel

La Chine s’appuie sur ses investissements et ses infrastructures pour exercer son influence en Europe, la Russie se sert de l’énergie et de la désinformation pour contraindre les pays voisins de l’Europe à ses vues, la Turquie brandit la menace du flux migratoire pour extorquer des concessions à l’UE. Les Etats-Unis eux-mêmes se servent de leur position particulière dans le système financier international pour imposer des sanctions secondaires aux entreprises européennes.

Pour réussir dans un monde concurrentiel, l’UE et ses Etats membres doivent faire un effort collectif pour retrouver leur souveraineté stratégique. L’objectif n’est pas de sortir d’un ordre fondé sur des règles mais d’empêcher d’autres acteurs de le menacer. Cet effort doit viser à doter les Européens des outils nécessaires pour pouvoir négocier dans un système interdépendant, prendre des mesures pour contrer ceux qui s’opposent au système international et prendre des décisions dans un environnement géopolitique plus concurrentiel.

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Les sondages réalisés par le Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) indiquent qu’un grand nombre d’Européens veulent une UE qui détienne ce pouvoir, contrôle ses frontières extérieures, favorise le développement de chaînes d’approvisionnement plus résistantes et agit de manière décisive en ce qui concerne le changement climatique.

Les partenaires américains de l’Europe ont aussi besoin d’une telle Europe. Alors que l’Amérique s’intéressait de plus en plus à ses propres intérêts, la dépendance de l’Europe envers les Etats-Unis a atteint un point intenable sur le plan politique pour les Américains. Pour que le président Biden plaide en faveur des relations transatlantiques, l’Europe doit être plus forte et plus indépendante.

Cinq domaines où l’UE doit être plus indépendante

Les efforts entrepris au cours des quatre dernières années pour renforcer la capacité de l’Europe à agir ont constitué un bon début. Cependant, en matière d’autonomie stratégique, ils ont souvent consisté essentiellement à diminuer la dépendance européenne envers la sécurité assurée par les Etats-Unis. Les actions en ce sens sont notables, mais elles risquent de donner une dimension trop importante aux Etats-Unis et à la sécurité.

Aujourd’hui, la souveraineté stratégique transcende la sphère militaire et ne suit plus les lignes géographiques des cartes traditionnelles. Les luttes géopolitiques se jouent désormais dans tous les domaines de la vie moderne – les flux de données de l’Europe, ses frontières, ses chaînes d’approvisionnement, son climat et même ses voies respiratoires. L’Europe nécessite une réponse pluridimensionnelle qui aille au-delà de la politique de la défense et se concentre sur les effets provoqués par ces questions en Europe, quelle que soit leur origine géographique.

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La souveraineté stratégique de l’Europe est menacée sur le plan transnational dans cinq domaines – la santé, l’économie, le numérique, la sécurité et le climat. L’UE demeure dangereusement dépendante d’autres pays dans tous ces domaines. Au-delà de son incapacité en termes de sécurité, le fait que ses chaînes d’approvisionnement soient vulnérables menace sa capacité à protéger et développer son système de santé, sa dépendance envers les géants de la technologie menace sa capacité à protéger ses propres données et sa dépendance envers des sources étrangères pour son approvisionnement énergétique menace sa capacité à définir une politique climatique responsable. Dans tous ces domaines, d’autres puissances veulent limiter sa capacité à défendre et à protéger ses valeurs, même sur son propre territoire.

Une étude réalisée récemment par l’ECFR a présenté un programme d’actions à mener dans ces cinq domaines, de la création de champions européens de la technologie à la constitution d’un groupe européen à l’Otan, en passant par la mise en œuvre à l’échelle mondiale du Pacte vert pour l’Europe. Il propose aussi des modifications institutionnelles que l’UE et les Etats membres pourraient adopter pour appliquer ces mesures de grande envergure.

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Ceci n’est pas un plaidoyer pour l’isolationnisme. L’Europe a besoin d’ouverture et d’une réelle coopération internationale, en particulier avec l’Amérique de Joe Biden, pour résoudre ces problèmes. Elle doit en même temps affronter d’autres puissances pour obtenir des ressources rares et des technologies clés. Compte tenu de ce paradoxe, pour préserver ses institutions internationales et conserver un marché ouvert, elle doit rester forte et unie au plan intérieur, éviter toute alliance démesurée avec un seul partenaire et s’appuyer sur la force que lui confèrent les relations de dépendance qu’entretiennent d’autres pays avec son vaste marché et son impressionnant dispositif réglementaire.

La souveraineté stratégique est la seule voie possible pour parvenir à une plus grande indépendance et à une meilleure coopération sur les sujets qui compteront pour les Européens.

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BIO EXPRESS

Jeremy Shapiro est directeur de recherche au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), think tank fondé en 2007. Spécialiste des relations transatlantiques et de la politique étrangère américaine, il vient de rédiger, avec Mark Leonard, le rapport « Sovereign Europe, dangerous world : Five agendas to protect Europe’s capacity to act ». Auparavant, il fut notamment conseiller au département d’Etat américain.

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