Récit

Haftar, l’offensive de trop en Libye ?

Le maréchal a lancé depuis jeudi ses troupes sur la capitale, Tripoli. Elles ont été repoussées, mais l’opération fait craindre un embrasement et un coup d’arrêt au processus de paix.
par Célian Macé
publié le 5 avril 2019 à 20h16

«L'heure a sonné», a déclaré Khalifa Haftar. Le maréchal a ordonné jeudi à son autoproclamée armée nationale libyenne (ANL) de marcher sur Tripoli. Depuis la chute de Benghazi, en 2017, puis celle de Derna, à la fin de l'an dernier, l'officier septuagénaire est maître de la Cyrénaïque, la province orientale du pays. Mais l'incontrôlable militaire, qui n'a jamais reconnu l'autorité du gouvernement d'union nationale formé sous l'égide des Nations unies, est prisonnier du théorème de la bicyclette : s'il n'avance pas, il tombe.

Hostile

En février, Haftar a donc lancé l'ANL à la conquête du Fezzan - la partie méridionale, en grande partie désertique, de la Libye. «Il a progressé très vite, même si on ne peut pas dire qu'il contrôle le Sud, nuance Virginie Collombier, de l'Institut universitaire européen de Florence. Il a réussi à retourner des acteurs puissants. Avec deux conséquences : il obtient un accès aux champs pétroliers, enjeu fondamental en Libye, et il fait la démonstration de sa capacité d'unifier militairement le pays, même si c'est avant tout une question d'affichage, car en réalité, son armée est une addition de forces aux intérêts très différents.»

Haftar a depuis fait remonter ses unités pour s'attaquer à la Tripolitaine, région la plus peuplée, la plus riche, et surtout la plus hostile à sa personne. Dès l'annonce de son offensive, une coalition s'est formée contre lui, composée notamment de la Force de protection de Tripoli, alliance de milices qui défendent le gouvernement d'union nationale, et des puissantes brigades de la ville de Misrata, à 200 kilomètres. «Pour la première fois, les forces de l'Ouest, habituellement très fragmentées, semblent unies, commente Virginie Collombier. Paradoxalement, l'agression de Haftar pourrait les renforcer.»

Jeudi, une colonne de l'ANL a été signalée au sud de la ville de Gharyane, verrou stratégique sur la route de Tripoli. Le lendemain, à l'aube, un convoi armé a été repoussé à une trentaine de kilomètres de la capitale, en direction de l'ouest. Une milice progouvernementale de la ville de Zaouia a fait 145 prisonniers parmi les soldats de l'ANL et confisqué 60 véhicules. «Les brigades de l'Ouest disposent d'énormément d'armement. L'armée de Haftar ne pourra en aucune manière pénétrer facilement et rapidement dans Tripoli, rappelle Tarek Megerisi, chercheur associé au Conseil européen des relations internationales. Son expansion dépend toujours des forces locales qu'il peut attirer. Pour l'instant, des affrontements ont éclaté dans les villes qu'il a tenté de rallier, et ses partisans ne semblent pas en sortir vainqueurs.»

«Mépris»

Le timing de l'offensive interroge. Elle intervient à dix jours de la conférence de Ghadamès, organisée par l'ONU. Une réunion dans laquelle son envoyé spécial, Ghassan Salamé, a placé ses derniers espoirs de relance du processus de paix. Son secrétaire général, António Guterres, était d'ailleurs en visite à Tripoli quand Haftar sonnait la charge. «Cela montre le mépris qu'il a pour le processus onusien, estime Tarek Megerisi. Faïez el-Serraj, le chef du gouvernement d'union nationale, détient la seule chose qu'il ne peut pas prendre avec les armes : la légitimité internationale. Un deal entre les deux hommes, négocié à Abou Dhabi, a capoté il y a quelques semaines. Haftar, par peur d'être marginalisé lors de la conférence nationale, tente un coup de force pour apparaître une nouvelle fois comme incontournable.»

Un pari risqué. Car le maréchal va-t-en-guerre, jusqu'ici soutenu par les Emirats arabes unis, l'Arabie Saoudite (il a été reçu par le roi le 27 mars), l'Egypte, et de façon plus discrète par la France, est cette fois difficilement défendable. Un communiqué signé par Washington, Paris, Londres Rome et Abou Dhabi a appelé «toutes les parties» libyennes à faire baisser «immédiatement les tensions». Le Conseil de sécurité devait se réunir en urgence vendredi soir. «Haftar est celui qui ruine le processus de paix, qui ne tient aucun de ses engagements, note Virginie Collombier. Diplomatiquement, la France est exposée : Haftar se permet ses coups de force car il a toujours été appuyé par Paris.»

Vendredi soir, des combats étaient toujours signalés à une quarantaine de kilomètres de Tripoli. Les habitants de la capitale ont en mémoire la bataille meurtrière de 2014, déclenchée par l'opération «Dignité» du même maréchal Haftar, censée «nettoyer» le pays des brigades révolutionnaires, islamistes et mafieuses ayant prospéré à la chute de Kadhafi. «On assiste à un nouveau déferlement de haine très inquiétant sur les réseaux sociaux, relève Virginie Collombier. La conférence nationale aura-t-elle encore un sens ? Il est tout à fait possible qu'Haftar se soit lancé dans cette aventure avec pour objectif de saboter le processus.»

A moins que cette offensive soit considérée comme celle de trop, par les Libyens comme la communauté internationale. «Haftar a beaucoup à perdre», résume la chercheuse. Ce qui le rend dangereux. «Il aura l'air faible s'il signe un cessez-le-feu sans avoir réalisé aucune avancée sur le terrain. Or il est très soucieux de son image, juge Tarek Megerisi. Son entêtement pourrait embraser la Tripolitaine.» António Guterres a tout de même vu le maréchal vendredi à Benghazi. «Je quitte la Libye avec une profonde inquiétude et un cœur lourd», a-t-il lâché à l'issue de la rencontre.

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