Analyse

Réfugiés : le mauvais procès fait aux ONG

Les bateaux de secours créeraient-ils un appel d’air en s’approchant au plus près des côtes libyennes ? Polémique en Italie.
par Célian Macé
publié le 5 juillet 2017 à 19h46

Ce ne sont plus des navires, mais de simples barques ou des embarcations gonflables. Elles quittent la côte libyenne, cap au Nord, selon une trajectoire empruntée depuis l'Antiquité. «La qualité des matériaux s'est considérablement détériorée depuis deux ans : le caoutchouc est plus mince et les bateaux sont fabriqués avec une seule chambre à air», décrivent les services de Frontex, l'agence européenne de surveillance des frontières. Ces coques de noix surchargées ne sont même plus destinées à atteindre l'Italie : «Il y a juste assez de carburant pour que les bateaux sortent des eaux territoriales libyennes. De même pour l'eau potable et la nourriture. Récemment, nous avons aussi noté que les trafiquants enlèvent les moteurs quand ils voient un navire de sauvetage, et s'enfuient avec pour le réutiliser dans un autre voyage.»

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«Corridor». Dans ces conditions, les naufrages sont inévitables. Les opérations de secours sont menées par quatre acteurs : la marine italienne (46 % des sauvetages en 2016), les vaisseaux des opérations européennes «Triton» et «Sophia» (25 %), les ONG (22 %) et les navires de commerce (8 %). Année après année, les migrants se noient - ou sont secourus - de plus en plus près des côtes libyennes.

Une polémique a éclaté en Italie sur l'impact de ces opérations de sauvetage. Ne sont-elles pas en train de «créer un corridor humanitaire» vers l'Europe, comme l'a affirmé Carmelo Zuccaro, le procureur de Catane, en Sicile, «convaincu» que les ONG ont des contacts avec les passeurs ? Ne «soutiennent»-elles pas «l'action des réseaux criminels en Libye», comme l'a déclaré le patron de Frontex, Fabrice Leggeri ? Les ONG font face à un procès récurrent et décourageant : celui du fameux «appel d'air». «C'est un faux débat. On l'a déjà eu avec Mare Nostrum [l'opération italienne décidée après le naufrage de Lampedusa] il y a trois ans. Rome a décidé de l'arrêter fin 2014. Or on a alors assisté à une hausse considérable des flux, rappelle Mattia Toaldo, du Conseil européen des relations internationales. Les ONG n'ont commencé les opérations de secours à grande échelle que l'an dernier, tandis que la vague migratoire date d'il y a trois ans, avec la crise des réfugiés syriens.» Les passeurs adaptent peut-être leurs pratiques, mais le nombre des départs n'est en rien corrélé à l'action des ONG, conclut-il.

«Signaux». Dans l'entourage du ministre français de l'Intérieur, Gérard Collomb, on évoque pourtant «des cas de collusion entre les navires de secours et les passeurs» : «Les ONG peuvent tomber dans le piège. Elles recueillent des gens à la limite ou dans les eaux territoriales libyennes. Il y a des contacts visuels - des signaux lumineux - et téléphoniques.» Les principaux concernés réfutent en bloc. «Notre seul objectif, c'est de sauver des vies, rappelle Corinne Torre, de MSF, qui gère deux navires de sauvetage en Méditerranée, l'Aquarius et le Prudence. Le Centre de coordination des secours maritimes nous donne systématiquement un accord avant d'intervenir. Si on se rapproche des côtes libyennes, c'est que des naufragés ne sont pas secourus et risquent la mort. Point. La problématique, c'est l'absence de prise en charge européenne, pas le rôle des ONG.»

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L'idée d'un «code de conduite» pour les ONG déployées au large de la Libye, évoqué lundi par les ministres de l'Intérieur français, italien et allemand, est fraîchement accueillie. A-t-elle été soufflée par Frontex ? «Le principal facteur d'attractivité de la route de la Méditerranée centrale est la disponibilité des réseaux de passeurs libyens. Casser leur activité est la priorité, explique un responsable de l'agence européenne. La Méditerranée est devenue la principale route de trafic des femmes ou des jeunes filles nigérianes, par exemple. Il est de la plus haute importance de les protéger, de les identifier, de les séparer des trafiquants avant qu'elles disparaissent dans un monde d'abus. Nous ne pouvons le faire que si tous les acteurs coopèrent activement avec la police.» Selon la presse italienne, le code pourrait interdire aux ONG de trop approcher les côtes libyennes et les obliger à embarquer un policier à bord.

L'UE privilégierait aussi le financement, la formation et l'équipement des gardes-côtes libyens. Des agents corrompus et «directement impliqués dans des violations des droits de l'homme», selon le dernier rapport des Nations unies, publié samedi : «Après avoir été interceptés, les migrants sont souvent battus, dépouillés de leurs biens» puis «assujettis à du travail forcé, des viols et autres violences sexuelles».

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