Monnaie

La Libye se déchire sur les petites coupures

Deux banques centrales parallèles ont fait imprimer leurs propres billets pour lutter contre la crise de liquidités. Une politique financière à hauts risques pour un pays à l'économie sinistrée.
par Célian Macé
publié le 7 juin 2016 à 6h58

Deux avions bourrés de billets de banque neufs ont atterri en Libye ces jours-ci. L'un s'est posé à Tripoli le 1er juin, en provenance de Londres, rempli de dinars imprimés par le fabricant britannique De La Rue. L'autre est arrivé à Al-Beïda, dans l'est du pays, avec du papier-monnaie tout frais tiré par l'entreprise publique russe Goznak. Les cargaisons ont été commandées par deux institutions concurrentes. Jusque dans le domaine des finances, la Libye voit double.

Une banque à Tripoli, une autre à Al-Beïda

Le pays, déchiré entre deux instances gouvernementales et deux «armées nationales», a également connu une scission de sa banque centrale. Alors que le siège, à Tripoli, abrite encore la majeure partie de l'administration et surtout les réserves d'argent du pays, sa filiale d'Al-Beïda est devenue autonome, poussée par la Chambre des représentants repliée à Tobrouk depuis 2014. Celle-ci, reconnue à l'époque par la communauté internationale, avait nommé un nouveau gouverneur à la tête de l'institution financière : Ali Salim al-Hibri. Mais son prédécesseur, Sadiq al-Kabir, s'est accroché à son poste, et a continué à diriger la banque centrale à Tripoli. Al-Hibri a alors installé «sa» banque centrale parallèle à Al-Beïda : il a été désigné, en 2015, comme l'unique interlocuteur du Fonds monétaire international.

En 2016, retournement de situation : un nouveau gouvernement d’union nationale, dirigé par Fayez el-Serraj, débarque à Tripoli. L’Occident espère que le temps de la réconciliation est venu. C’est la première des missions de Faïez el-Serraj. Mais le Premier ministre, contesté, peine pour l’instant à imposer son autorité sur l’ensemble du territoire, notamment dans l’Est, où la Chambre des représentants n’a toujours pas voté sa reconnaissance. Si la Banque centrale de Tripoli s’est mise à son service, celle d’Al-Beïda reste rétive.

Or, Faïez el-Serraj sait qu'il tirera sa légitimité de son bilan économique, «principale préoccupation des Libyens», selon Mattia Toaldo, auteur d'un rapport sur la question pour le European Council on Foreign Relations. Car le pays court à la catastrophe financière. La production de pétrole s'est effondrée (un cinquième des capacités d'avant la révolution) et le prix du brut a plongé. Entièrement dépendante de l'or noir, la Libye brûle désormais ses réserves financières, passées de 111 milliards de dollars en 2012 à moins de 40 milliards en 2016, d'après les projections du FMI.

Course au cash

Pour les Libyens, c'est la crise de liquidités qui pèse le plus lourd. Les banques ont limité le montant des retraits d'argent à 500 dinars (320 euros) par jour. Au premier jour du ramadan, des files interminables de clients se sont formées devant les guichets. Beaucoup ont attendu toute la journée sans pouvoir obtenir de billets. «Contrairement à une idée reçue, le problème, ce n'est pas le manque d'argent liquide, les Libyens ont beaucoup de cash, précise Mattia Toaldo. Ce qui ne fonctionne pas, c'est la circulation de l'argent. Les banques sont à sec pour trois raisons. Primo, les Libyens ne leur font pas confiance, ils préfèrent garder l'argent à la maison. Deuxio, l'inflation renforce la crise car elle exige davantage de monnaie. Tertio, la montée en puissance du secteur informel, très consommateur de liquide, assèche aussi les banques.»

Les deux banques centrales rivales se sont donc lancées dans la course au cash en commandant des palettes de billets… signés par leurs gouverneurs respectifs. «Imprimer de la monnaie, c'est problématique : cela renforce l'inflation, ajoute Mattia Toaldo. Mais quand c'est fait par deux institutions parallèles, ça devient extrêmement dangereux pour l'économie du pays.» El-Serraj marche donc sur des œufs : en attendant de pouvoir fusionner les deux banques centrales, il a consenti à ce que les billets de l'Est soient acceptés à l'Ouest. Dimanche, des représentants des deux institutions se sont même retrouvés à Tunis pour signer un pacte de non-agression financière : ils ont annoncé qu'ils allaient travailler main dans la main à un «plan d'unité» pour l'économie libyenne. Il y a urgence : la schizophrénie du pays le tue à petit feu.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus