Décryptage

Réunion de Vienne : comment raccommoder la Libye ?

Ce lundi, un sommet international est organisé en Autriche en soutien au nouveau gouvernement d'union nationale installé à Tripoli. Retour sur les derniers développements de la crise libyenne.
par Célian Macé
publié le 16 mai 2016 à 9h24

Une nouvelle fois, la communauté internationale se réunit ce lundi en Autriche pour tenter de mettre fin aux divisions et affrontements qui paralysent la Libye. Les pays européens, en particulier, sont impatients de voir s’imposer le gouvernement de Faïez el-Serraj et de disposer d’un partenaire fort pour lutter contre leurs deux grandes peurs : l’Etat islamique et l’immigration illégale.

Le gouvernement d’union nationale progresse-t-il ?

Depuis son arrivée surprise à Tripoli, le 30 mars, Faïez el-Serraj tisse lentement un réseau de soutiens à travers le pays. En exil à Tunis, l'homme à la tête du Conseil présidentiel et du nouveau gouvernement soutenu par la communauté internationale avait conduit des négociations secrètes avec les chefs des milices de la capitale pour s'assurer un certain degré de protection lors de son retour. Avec succès, puisque plusieurs chefs de guerre influents se sont placés à son service. Depuis, six de ses ministres ont pu s'installer dans leurs locaux, le Congrès général national de Tripoli - l'instance qui dominait l'ouest du pays - lui a abandonné le pouvoir, et les élites de la puissante ville de Misrata se sont rangées derrière lui. Les chefs de la diplomatie européenne se sont empressés de lui rendre visite et de saluer son «courage».

Pourtant, la légitimité de Serraj est encore loin d’être acquise. Le Premier ministre est retranché dans la base navale d’Abou Sitta et ses sorties sont rares. Dans l’est du pays, la Chambre des représentants (dite «Parlement de Tobrouk») n’a pas voté la reconnaissance de son autorité. Une poignée de députés hostiles bloque cette étape cruciale, prévue dans l’accord de paix de Skhirat. Surtout, le général Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est qui a fait du combat contre les islamistes sa priorité en lançant il y a deux ans l’opération «Dignité», refuse toute tutelle. A la tête de son autoproclamée «Armée nationale libyenne», il a même annoncé de son propre chef une offensive sur Syrte, contrôlée par l’Etat islamique.

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Faïez el-Serraj comptait faire de la reconquête de la ville une cause nationale, à même de fédérer les différents groupes armés. Mais la mise en œuvre d’une «cellule spéciale des opérations militaires contre Daech», la semaine dernière, n’a pas eu l’effet escompté : Hafar continue d’avancer à son rythme, ignorant ostensiblement le nouveau gouvernement. Quant à l’annonce de la création d’une garde présidentielle, le 10 mai, première esquisse d’une réorganisation des forces armées libyennes, elle a suscité l’indignation des anciens membres du Congrès général national, notamment l’influent Mahmoud Jibril, ex-chef du gouvernement libyen.

Quelle est la situation sur le terrain ?

En dépit de leur infériorité numérique, les combattants de l'Etat islamique sont parvenus à étendre leur territoire la semaine dernière. Profitant des divisions entre l'Est (l'armée du général Haftar) et l'Ouest (les forces de Misrata et les brigades qui se sont placées sous l'autorité de Faïez el-Serraj), les jihadistes ont pu s'emparer de la ville de Abou Grein, située à 140 kilomètres à l'ouest de leur fief de Syrte, et carrefour stratégique sur la route de Misrata. Environ 20 000 personnes ont fui la localité. L'EI a poussé son offensive jusqu'à Saddada, toujours plus à l'ouest, en lançant deux véhicules piégés contre un poste de contrôle. Selon les troupes progouvernementales, «quatre membres des forces de sécurité ont été tués et 24 blessés». L'Italie a organisé vendredi le transport vers Rome et l'hospitalisation de 13 Libyens victimes d'un autre attentat jihadiste visant Misrata, «à la demande du gouvernement d'union soutenu par la communauté internationale», a précisé un communiqué du ministère des Affaires étrangères.

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Alors qu'à l'Ouest, où se concentrent pour le moment les attaques de l'EI, la «cellule spéciale des opérations contre Daech» assure préparer une contre-offensive, à l'Est, l'état-major du général Haftar a annoncé que «la décision de libérer Syrte a été prise et les plans militaires sont déjà prêts». Sauf que l'autoproclamée armée nationale libyenne est déjà engagée dans de lourds affrontements urbains contre un autre groupe armé islamiste, la Choura des révolutionnaires de Benghazi. En deux ans de combats, Haftar n'a jamais réussi à écraser complètement les jihadistes de Derna et Benghazi : il lui est difficile de retirer ses troupes de ce front pour les redéployer vers Syrte.

La seule tentative de coordination entre l'Est et l'Ouest est pour l'instant une initiative… américaine. Le Washington Post, citant des sources officielles, a révélé jeudi que deux «contact teams» de moins de 25 hommes au total étaient positionnées à Misrata et Benghazi pour identifier les alliés potentiels dans la lutte contre l'Etat islamique et surveiller les groupes jihadistes. Le Monde avait déjà divulgué, en février, la présence de forces spéciales françaises dans l'est du pays.

Qu’attendre de la réunion de Vienne ?

La réunion de lundi, où sont invités notamment des représentants de Paris, Rome, Washington et Tunis, sera d’abord une nouvelle démonstration de soutien à Faïez el-Serraj. L’objectif est de faire pression sur les individus et les instances qui refusent de se soumettre à son autorité en réaffirmant que le gouvernement d’union nationale est la seule solution politique acceptable, aux yeux de la communauté internationale, pour mettre fin à la division du pays.

Déjà, des sanctions financières ont été prises contre le président du Parlement de Tobrouk, Aguila Saleh. L'Union européenne, poussée par Paris, avait ouvert le tir début avril en dénonçant son «attitude d'obstruction». Deux autres responsables, côté Tripoli, étaient visés. Vendredi, le Trésor américain a également gelé les avoirs de Saleh en l'accusant d'empêcher le vote du Parlement de Tobrouk qui reconnaîtrait l'autorité du gouvernement d'union nationale.

Washington a aussi annoncé être prêt à assouplir l'embargo des Nations unies sur les armes en Libye pour aider Serraj. «Il y a un désir très sain des Libyens de se débarrasser eux-mêmes de l'Etat islamique, et je pense que c'est quelque chose que nous devrions soutenir», a déclaré un haut responsable de l'administration américaine. La question sera très certainement débattue ce lundi. «La question sécuritaire sera au coeur de la réunion de Vienne, confirme un diplomate français. On doit arriver à un compromis sur ce plan-là, il y a urgence.» Avec ou sans l'indocile général Haftar ? «Il doit rester dans le paysage, mais sans disposer d'une place prépondérante. Peut-être au sein d'une structure collégiale.»

Un rapport du European Council on Foreign Relations publié à la veille de la réunion de Vienne met pourtant en garde l'Occident contre la tentation de «charger le nouveau gouvernement avec une liste de demandes irréalistes, comme stopper l'immigration illégale ou détruire l'EI». Selon l'auteur de la publication, Mattia Tolado, l'activité des forces spéciales qui travaillent directement avec le général Haftar ou les brigades de Misrata «nuit par ailleurs à l'effort engagé pour un partage du pouvoir entre ces groupes, […] chacun pensant devenir l'équivalent des peshmergas irakiens, qui, en échange de leur lutte contre l'EI, reçoivent des armes et une autonomie de fait sur leur territoire».

Faïez el-Serraj devrait également rappeler à Vienne que la préoccupation majeure des Libyens est d’ordre financière. Dans un pays essoré par cinq ans d’instabilité, où 40% de la population a besoin d’une aide humanitaire, et frappé par une crise de liquidités, l’opinion publique attend en priorité des résultats économiques. Son gouvernement sera d’abord jugé sur cette question, et non sur la défaite de l’EI à Syrte ou sur la lutte contre l’immigration clandestine. S’il veut asseoir la crédibilité de Serraj, l’Occident doit en tenir compte.

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