Interview

«Personne ne pense que la dénucléarisation de la Corée du Nord peut être rapide»

L'historien et spécialiste de l'Asie François Godement rappelle combien Donald Trump et Kim Jong-un ont des «intérêts puissants à atteindre» lors du sommet de Singapour qui aura bien lieu le 12 juin.
par Arnaud Vaulerin
publié le 3 juin 2018 à 19h06

Retour à la case sommet. Après dix jours de revirement diplomatique, le président américain Donald Trump a confirmé qu'il rencontrera Kim Jong-un le 12 juin à Singapour. Vendredi, en déroulant le tapis rouge à la Maison Blanche au numéro 2 du régime nord-coréen, le général Kim Yong-chol, Trump a admis que les deux dirigeants n'allaient pas «pas signer quelque chose le 12 juin». […] Je n'ai jamais dit que ce serait réglé en une réunion», a-t-il poursuivi avant d'ajouter que ce dialogue serait «in fine un processus couronné de succès». Historien, spécialiste des questions stratégiques en Asie orientale, François Godement dirige le programme Asie et Chine du Conseil européen des relations internationales. Il décrit les incertitudes entourant le futur sommet et la dénucléarisation de la péninsule.

En décidant de participer au sommet, quelques jours après avoir annoncé qu’il n’irait pas, Donald Trump ne risque-t-il pas d’apparaître en position de faiblesse ?

La parole immédiate de Donald Trump, notamment ses tweets, compte peu. Il présente tous les visages possibles aux partenaires des négociations. Il est capable de couvrir la Chine de flatteries et puis, ensuite, de jouer l’étonné quand son secrétaire à la Défense dit que Pékin se comporte mal en mer de Chine. Ou de sanctionner les Chinois sur le plan commercial. C’est une façon d’ouvrir le jeu au maximum avant la rencontre de Singapour pour donner aux Nord-Coréens l’incitation maximale à aller le plus loin possible dans les concessions. Si on va plus loin, il se trouve aussi que le même Donald Trump est celui qui a déclaré que la Corée du Sud comme le Japon devraient un jour assurer leur défense tout seuls et éventuellement se nucléariser. C’est d’ailleurs quelque chose qui a dû attirer l’attention de Pyongyang. Il cherche une solution car il veut extirper les Etats-Unis du fardeau de la défense de la Corée du Sud. C’est certainement sa conviction la plus profonde, dans la mesure où il a une conviction.

Le secrétaire d’Etat à la Défense James Mattis, a dit, dimanche, qu’il n’y aurait pas d’aides des Etats-Unis à la Corée du Nord sans «mesures irréversibles» vers la dénucléarisation. Quelles peuvent être ces mesures ?

Honnêtement, je ne sais pas où est l’aiguille sur le compteur. Irréversible signifie un processus que l’on s’engage à ne pas interrompre. Or la Corée du Nord a toujours interrompu les processus quand elle l’a voulu. Il faudrait imaginer un calendrier extrêmement précis et serré : le démantèlement visible et vérifié sur place des missiles, même si beaucoup sont cachés, et la récupération des têtes nucléaires. Nous nous trouvons dans un processus de début de marchandage.

Dans ce climat d’incertitudes, la référence à la crise libyenne qui selon John Bolton et Mike Pence pouvait servir de modèle à la Corée, a-t-elle été une erreur stratégique ou une manœuvre habile pour engager le régime de Pyongyang ?

Là, nous nous trouvons face à la désynchronisation et les dissonances propres à cette administration. Il est très clair que Mike Pompeo, ancien patron de la CIA en charge des discussions avec la Corée du Nord, a une voix de négociation. Il était très clair que John Bolton (conseiller à la sécurité nationale) essaye de reprendre l’initiative avec des positions maximalistes estimées lui donner l’avantage en cas d’échec. L’évocation de la Libye ne pouvait que repousser les Nord-Coréens et d’ailleurs Donald Trump a fait marche arrière sur ce sujet. La façon dont fonctionne Donald Trump, c’est de laisser ces dissonances s’exprimer et de démentir tour à tour des membres de son entourage. Quitte d’ailleurs à les renvoyer à un moment donné. Il s’agit d’un processus en mouvement permanent.

Cette attitude ne risque-t-elle pas de fragiliser le climat des dix jours qui viennent, voire le sommet ?

Il y a effectivement une grande incertitude sur le rapport psychologique entre Kim Jong-un et Donald Trump. Ça peut déraper à tout moment. L’un et l’autre ont voulu cette partie de poker jouée à deux. Je n’en tirerais pas la conclusion que cela doit nécessairement échouer. L’un comme l’autre ont un intérêt puissant à atteindre un certain nombre d’objectifs.

Ces trois derniers jours, les Etats-Unis donnent l’impression de revoir leurs ambitions à la baisse. Que recherchent-ils ?

Ils souhaitent éloigner, voire éliminer la menace qui pesait sur le territoire américain avec les missiles balistiques intercontinentaux. Ils entendent entamer la dénucléarisation d’une manière plus convaincante que ne l’avaient tenté les prédécesseurs de Donald Trump. Ce qui veut dire obtenir le maximum de concession au début. Personne, même dans l’entourage du locataire de la Maison Blanche, ne pense que la dénucléarisation peut être rapide. La partie de poker se joue à ce niveau-là : qu’est-ce qui est sorti, conseillé et démontré par les Nord-Coréens au début et qu’est-ce qui appartiendra à un processus plus long ? Du côté de Kim Jong-un, on comprend qu’il recherche la reconnaissance par les Etats-Unis de son régime, la stabilisation avec la Corée du Sud. En pratique, cela revient à reconnaître que la séparation, la division de la Corée est pratiquement éternelle.

La dénucléarisation doit être «complète, vérifiable et irréversible» affirme Washington. Mais le flou ne persiste-t-il pas sur ce processus et ce qu’il signifie concrètement ?

Il y a forcément un grand flou. Pour dénucléariser complètement, il faudrait livrer les têtes. Mais on ne sait pas combien il y en a, où elles sont. On ne voit pas comment une équipe de vérificateurs pourraient faire la chasse aux têtes à travers le territoire nord-coréen. Ce qui est le plus vérifiable, c’est-à-dire les installations de traitement du plutonium, a été très difficile à vérifier dans le passé, même avec l’aide de l’AIEA. Cela peut reprendre, voire s’accélérer. Mais il y a ensuite les filières d’uranium enrichi – les centrifugeuses – qui sont, elles, plus difficiles à détecter. Cela suppose un accès au pays long et assez invasif. Il faut songer que même pour l’Afrique du Sud, un pays démocratique qui a renoncé à son entreprise nucléaire, il a fallu deux ans de vérification pour déclarer la dénucléarisation effective. Après, subsiste le problème des missiles à moyenne et courte portée. Et là, la concession la plus extraordinaire a été faite par le président sud-coréen Moon Jae-in : il a pratiquement admis, avant le sommet intercoréen du 27 avril, qu’il était envisageable que la Corée du Nord conserve des engins de courte portée pour quelque temps.

Certains affirment que ce climat et ce processus sont du déjà-vu, notamment avec Bill Clinton en 2000 qui négociait déjà une rencontre avec le Nord…

Tout avait tourné court. C’était la dernière année de la présidence Clinton. Il n’était pas en position de force. Il était à peu près évident qu’un nouveau président, issu du camp conservateur, allait être élu. Le Nord marchandait l’arrêt de la prolifération en échange d’argent. Il n’était pas question d’un traité de paix. Le gouvernement sud-coréen n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Par ailleurs, il faut bien reconnaître que Kim Jong-un est dans une position de force bien plus grande que son père, Kim Jong-il. Il a les missiles et les têtes. Enfin Kim Jong-un a fait des offres qui impliquent qu’il accepterait de se détacher de la Chine. Bien sûr, il y a un jeu entre Washington et Pékin et Kim Jong-un joue la bascule sans que l’on sache où il se rangera en définitive. Il ne faut pas négliger le fait, pour un régime stalinien extrêmement soucieux de sa survie, que la Chine aussi est une menace. Par conséquent, il peut avoir intérêt à se rapprocher d’adversaire traditionnel pour échapper à l’étreinte chinoise.

Diriez-vous que les gestes du Nord (libération des prisonniers américains et destruction des tunnels sur le site nucléaire de Punggye-ri) attestent d’une certaine crédibilité de leurs intentions ?

Non. Paradoxalement, les paroles, la tenue du sommet intercoréen à Panmunjom, la diffusion massive dans la presse nord-coréenne de ce qui correspond tout de même à un changement de politique, y compris avec la priorité donnée au développement économique, comptent plus que la libération des otages et le plasticage des tunnels dont on ne sait pas grand-chose. On verra au sommet quels sont les gestes qui peuvent être faits.

Le traité de paix sera-t-il sur la table des négociations de Singapour ?

Oui. Mais ce ne sera pas résolu le 12 juin pour la simple et bonne raison qu’un traité de paix doit être signé par la Chine. Tous les porte-parole officieux de la Chine font valoir «pas de Chine, pas de paix». Par ailleurs, Pékin se retrouve dans une position d’éventuellement faire obstacle à une négociation si elle n’est pas impliquée. Elle aussi tient énormément à un équilibre de la péninsule coréenne.

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