Neuf femmes intellectuelles françaises réunies par L'Express Styles.

La relève des intellectuelles françaises

L'Express Styles

Intello, un label masculin? Si la vie intellectuelle se limitait à l'occupation de la surface médiatique par lesdits penseurs, alors la réponse pourrait être oui. Il suffit d'allumer la radio ou la télévision pour s'en convaincre: dès qu'une émission sollicite un avis qui fait autorité, c'est, dans la grande majorité des cas, un homme qui est convié en studio. En 2008, un rapport du CSA pointait du doigt l'invisibilité des femmes et leur rôle "secondaire, plus anonyme, moins expert, davantage victime que celui des hommes" dans la plupart des médias.

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Trois ans plus tard, en 2011, un rapport de la commission sur l'image des femmes dans les médias livrait ses conclusions implacables: 80% des experts qui interviennent dans les médias français sont des hommes, quasiment 100% quand il s'agit de science, d'économie ou de finance." Non seulement les femmes sont en sous-représentation mais la façon de les représenter pose un problème, avançait à l'époque Michèle Reiser, présidente de la commission. Pour décrypter un tsunami, par exemple, on ira chercher un homme, mais, si on veut évoquer le traumatisme vécu, ce sera une femme. "De fait, depuis quelques années, la France ouvre -mollement- un oeil sur l'incroyable sous-représentation -ou représentation biaisée- des femmes dans les médias. Sans que les choses bougent véritablement.

La faute à qui, à quoi? Aux résistances liées aux stéréotypes: "La légitimité du savoir est masculine", observe Michèle Reiser. Mais aussi à cause de l'urgence intrinsèque au fonctionnement des médias, qui, par paresse et manque de temps, vont vers ce qu'ils connaissent.

Derrière l'écran, comment la parité se porte-t-elle? Sa non-application dans les médias ne serait-elle pas le reflet de l'inégalité de traitement entre hommes et femmes dans le domaine du savoir? "Dans la recherche publique, le nombre de femmes n'a pas augmenté depuis la création du CNRS, déplore Catherine Marry, sociologue et directrice de recherche au CNRS. La part des femmes dans la recherche tourne autour de 33%, alors qu'elles sont presque à parité chez les maîtres de conférences." "Le plafond de verre agit à l'université comme ailleurs, observe la sociologue Isabelle Clair.

En sciences humaines et sociales, par exemple, qui sont des secteurs très féminisés, il y a beaucoup de femmes en bas de l'échelle et de moins en moins au fur et à mesure qu'on s'élève dans les grilles de salaires et les grades. Les professeurs femmes, si elles sont beaucoup plus nombreuses qu'avant, restent très minoritaires. "Ce que confirme Mirna Safi, sociologue à Science po: "Nos étudiants et doctorants sont surtout des femmes, j'ajouterai que les plus brillants d'entre eux sont très majoritairement des femmes, mais les chercheurs, les directeurs de recherche, professeurs, directeurs d'unité, directeurs de département, directeurs d'établissement sont des hommes pour une très large part."

Où se situe le point de bascule qui confine les femmes dans les sphères inférieures de l'enseignement ? "Je ne pense pas que Sciences po soit un bastion du machisme, poursuit la chercheuse. La réalité est que tout se joue en amont des moments clefs d'accès aux postes. Cela repose non pas sur une intention délibérée de laisser les femmes à des postes subalternes mais sur des mécanismes sociaux impersonnels bien plus complexes.

Au premier rang desquels l'extension quasi infinie du temps de travail. Le secteur de la recherche est le prototype de la flexibilité: on ne bénéficie pas d'un cadre d'heures de bureau bien réglées, mais on emporte son travail avec soi à la maison, le week-end, en vacances. Or l'extensibilité du temps de travail n'est pas la même pour les hommes et pour les femmes, surtout dans un contexte où le partage des tâches domestiques se fait toujours au détriment des femmes. Cette flexibilité fait que les femmes seront toujours à la traîne.

Prenez l'exemple du congé maternité d'une chercheuse: ce n'est pas un temps où elle est juste?libérée? de ses responsabilités académiques. C'est, grosso modo, du retard. Entre-temps, les chercheurs hommes, y compris ceux qui ont de jeunes enfants, écrivent des papiers, développent des réseaux et saisissent des opportunités..." Celles-là même qui filent entre les doigts des femmes, sans cesse tiraillées, de la trentaine à la quarantaine, entre vie familiale et vie professionnelle. "Mais cette difficulté à concilier les deux n'explique pas tout, d'autant plus que les chercheuses ont en moyenne moins d'enfants que le reste de la population, remarque Catherine Marry. Les résistances viennent également de l'accroissement de la sélection à l'entrée des labos de recherche. Même quand il s'agit d'un concours, il y a toujours une forme de cooptation par les pairs." D'où l'éternelle reproduction des inégalités.

Restent alors les quotas. Beaucoup de femmes jusqu'ici hostiles au principe en ont pris leur parti, conscientes que rien ne bougera sans eux. A l'instar de Clarisse Reille, à la tête du réseau Grandes Ecoles au féminin: "La situation a si peu évolué ces dernières années qu'il faut se résoudre à en passer par là. Les études prouvent que les organisations les plus paritaires sont les plus efficaces, et que la diversité est un enrichissement collectif." Des propos qui rappellent ceux de la philosophe Sylviane Agacinski: "La mixité est civilisatrice", écrit-elle. De quoi en déduire que, contrairement aux nobles apparences, la sphère intellectuelle reste encore, à l'instar de tant d'autres, un bastion à civiliser.

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