Chaque printemps, les tentatives de traversée de la Méditerranée par les migrants sont à la hausse. En quatre jours la semaine passée, environ 6300 personnes ont été secourues, et plus de 190 passagers ont perdu la vie lors de deux naufrages. Cette année, en Italie, le drame se double d'une nauséabonde polémique contre les ONG qui portent secours aux réfugiés. SOS Méditerranée, Médecins sans frontières (MSF) ou MOAS, entre autres, sont accusées de "complicité" présumée avec les passeurs opérant en Libye.

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La polémique a été lancée par Carmelo Zuccaro, procureur de Catane en Sicile. En février, il s'est interrogé publiquement sur les navires affrétés par ces associations qui opèrent au large de la Libye, au côté des garde-côtes italiens. Zuccaro a multiplié les déclarations fracassantes, assurant avoir "des preuves" de contacts entre des passeurs et des ONG -sans les étayer concrètement.

Il prétend aussi que certaines ONG sont "peut-être" financées par des trafiquants et visent à "déstabiliser l'économie italienne".

Les accusations de Frontex

Le procureur s'appuie sur un rapport confidentiel de l'agence européenne Frontex, cité par le Financial Times, en décembre, selon lequel ces ONG offrent un "appel d'air" pour les migrants. Des accusations réitérées en février par le patron de Frontex, Fabrice Leggeri: "Il faut éviter de soutenir l'action des réseaux criminels et des passeurs en Libye en prenant en charge les migrants de plus en plus près des côtes libyennes".

La polémique a rebondi cette semaine, quand un autre procureur sicilien, celui de Trapani, a annoncé l'ouverture d'une enquête sur des membres de MSF-Italie, soupçonnés d'avoir procédé à un sauvetage sans en informer les garde-côtes et d'avoir conseillé aux migrants de ne pas coopérer avec la police. Le procureur a toutefois précisé que l'accusation visait un membre de l'ONG et non l'association en tant que telle. Mercredi soir, MSF a fait savoir qu'elle "n'avait jamais été contactée par le procureur de Trapani" mais qu'elle se tenait à disposition de la justice et veillait à ce que sa mission en Méditerranée soit "transparente".

Surenchère électorale?

Les attaques contre les ONG sont relayées par une partie de la classe politique italienne. A la très droitière Ligue du Nord s'est joint un dirigeant du Mouvement 5 étoiles, Luigi Di Maio, qui accuse les ONG de servir de "taxi" aux migrants. Le gouvernement lui-même est divisé. Fin avril, le ministre des Affaires étrangères Angelino Alfano (ex-n° 2 du parti de Berlusconi) s'est dit "à 100% d'accord" avec le procureur Zuccaro, "parce qu'il a posé une vraie question". A l'inverse, le ministre de la Justice a intimé au magistrat de s'exprimer "au travers de ses enquêtes", tandis le Conseil supérieur de la magistrature doit déterminer s'il est allé trop loin.

"La proximité des prochaines législatives, attendues d'ici mai 2018 mais qui pourraient être avancées à la fin de l'année, contribue sans doute à ces surenchères, avance Mattia Toaldo, expert au Conseil européen des relations internationales (ECFR). En outre, l'Italie a le sentiment d'être laissée à l'avant-poste de cette crise migratoire et abandonnée par l'Europe."

MSF récuse également les accusations portées contre elle: "Nous ne sommes ni une police des frontières ni une brigade anti-contrebande; nous sommes des médecins et infirmiers et nous prenons la mer pour sauver des vies", indique un communiqué. "Devrions nous nous éloigner des zones où les gens sont les plus susceptibles de se noyer afin de rendre plus difficile le trafic des passeurs?".

Les ONG, substituts de l'indifférence des Etats

"ONG ou pas, les gens partiraient quand même", renchérit une responsable de SOS Méditerranée jointe par L'Express. Le droit maritime impose au capitaine d'un navire de prêter assistance à toute personne se trouvant en situation de détresse. Les ONG ont commencé à intervenir en Méditerranée après la suspension de l'opération de sauvetage européen Mare Nostrum en 2014. "Nous pallions la déficience des Etats", poursuit la responsable de SOS Méditerranée. En 2014, 71% des migrants étaient secourus par la marine et les gardes-côtes italiens, 24% par les cargos commerciaux. En 2016, la part des cargos est passée à 8%, celle des ONG à 26% (33% en 2017).

L'ONG insiste d'ailleurs sur la très bonne coopération avec les garde-côtes italiens et le Centre de coordination et de sauvetage maritime (MRCC) de la marine italienne, qui informe les bateaux sur zone lorsqu'une embarcation en détresse est détectée.

Aggravation de l'instabilité en Libye

Si la polémique enfle en Italie c'est aussi parce que les arrivées de migrants sont en hausse de près de 30% par rapport à la même période l'an passé, avec 42 000 personnes venues de Libye depuis le début de l'année -et plus de 1200 morts noyés, selon l'OIM. La fermeture de la voie d'accès à l'Europe par la Turquie et l'aggravation de l'instabilité en Libye sont à l'origine de cette augmentation. "Nos équipes disent avoir vu des gens fuir cette année la Libye où ils étaient installés depuis 4 ans, parce que les conditions se sont terriblement dégradées", témoigne la responsable de SOS Méditerranée.

Dernier épisode de cette crise, l'interception, mercredi, par des garde-côtes libyens d'une embarcation de 500 migrants à laquelle une ONG allemande, s'apprêtait à porter secours. Les migrants ont été ramenés sur le sol libyen où ils doivent être placés dans un centre de détention, et ce alors que les atteintes aux droits humains dans ces centres sont effroyables. "Cette dérive illustre l'hypocrisie de l'UE, déplore Mattia Toaldo. Les 28 "sous-traitent" aux garde-côtes libyens le refoulement des réfugiés, que le droit international leur interdit. L'interception de mercredi place l'UE en porte-à-faux vis-à-vis des ONG à qui elle a délégué le rôle d'ambulance."

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