Une des plus grandes ONG russe de lutte pour les droits de l'Homme retient son souffle. La Cour suprême de Russie doit examiner le cas de Memorial, à la demande du ministère de la Justice qui souhaite sa dissolution. L'audience, prévue ce jeudi, a été reportée au 17 décembre.

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Depuis 1989, Memorial fait une promesse au peuple russe: "La vérité sur le passé pour le présent et l'avenir". Fondée dans les dernières années de la perestroïka par d'anciens dissidents, dont Andreï Sakharov, l'ONG est devenue un monument de la mémoire russe et se bat inlassablement pour les droits de l'Homme. Ses collaborateurs l'ont parfois payé le prix du sang: en 2009, la journaliste Natalia Estemirova a été assassinée en Tchétchénie.

Les archives de la Russie soviétique

"Sa plus grande réalisation, c'est d'avoir récupéré les noms des millions des victimes du Goulag", explique Zoïa Svetova, journaliste et auteur de Les innocents seront coupables. De nombreux Russes sont très attachés à ces archives: "Tous les ans, le 29 octobre, les Moscovites se réunissent sur la place Loubianka et lisent des noms des personnes exécutées à l'époque de la grande terreur, dans les années 1930. Cette commémoration a lieu dans plusieurs villes russes."

Au fil des ans, Memorial a recueilli des millions de documents et témoignages sur les crimes commis au nom de l'URSS. "Avant, en Russie, on connaissait L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne, mais il n'avait pas d'archives aussi importantes. Memorial possède aussi des documents sur l'histoire du NKVD -la police secrète soviétique des années 1930, ndlr- et sur ses dirigeants", ajoute Julia Khrushcheva, la fille de Nikita Khrushchev.

L'existence de ces documents irrite parfois les autorités, qui s'autorisent ponctuellement des perquisitions, notamment depuis l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999. Quelque 9000 documents ont été saisis à Moscou au printemps 2013, rapporte Le Monde. "Le pouvoir est resté criminel. Ce n'est pas par hasard qu'à la tête de l'Etat russe se trouve aujourd'hui un homme qui est très fier d'être des services secrets!", ironise Igor Doloutski, professeur d'histoire au Lycée européen de Moscou. Mais Memorial est difficile à faire trembler.

Agent de l'étranger

Dès sa création, l'organisation s'est solidement implantée sur le territoire russe. Elle a même des antennes en Ukraine, au Kazakhstan, en Lettonie ou en Géorgie. Dans plusieurs villes, des associations liées à Memorial sont nées. Elles cherchaient des informations sur les victimes dans leurs villes. Cette structure en parapluie semble aujourd'hui insoutenable pour les autorités russes: "Elles veulent que tout fonctionne du haut vers le bas. Et on comprend bien pourquoi, une organisation verticale devient très facile à contrôler", résume pour l'AFP Elena Jemkova, la directrice exécutive de Memorial.

Dans le feuilleton des autorités contre l'ONG, Moscou a donc décidé de frapper plus fort. Memorial a été classée comme "agent de l'étranger", en vertu d'une loi de 2012 qui stipule que ces organisations doivent s'enregistrer comme tel si elles recoivent des fonds de pays étrangers. "L'attaque du Kremlin contre les ONG montre non seulement le mépris envers les organisations qui font entendre leur point de vue, mais aussi une gestion presque militaire de la société russe, déplore Nikita Petrov, historien de Memorial, auteur de plusieurs livres sur les victimes et les bourreaux du Goulag. Pour discréditer les ONG, l'Etat utilise de très grandes forces, y compris la télévision et les médias contrôlés par le gouvernement." Cette fois, sans préciser ses motivations exactes, le ministère de la Justice a demandé la dissolution pure et simple.

Les autorités veulent oublier le passé

Fermer l'ONG, lui interdire de lutter contre les discriminations et de faire vivre sa base de données, c'est surtout une manière d'empêcher l'accès à tout un pan de l'histoire de la Russie. "Aujourd'hui, la voix de Memorial est un obstacle à un retour en arrière dans l'histoire russe. Tout comme les livres d'Alexandre Soljenitsyne, qu'on exclut des programmes scolaires", analyse l'écrivain Ludmila Oulitskaïa.

"Les autorités russes ne veulent parler que du passé glorieux de notre histoire, ils n'ont donc pas besoin de Memorial", regrette Julia Khrushcheva. Pour Igor Doloutski, "l'ONG garde en mémoire ce que les autorités essaient de rendre insignifiant. C'est aussi une organisation civilisatrice et instructrice. Plusieurs programmes pour les enseignants et les élèves sont menacés." Or, voilà un autre aspect du travail de Memorial qui dérange les autorités: "Les adolescents qui travaillent avec l'organisation deviennent des gens qui réfléchissent, avec une mentalité indépendante", raconte Ludmila Oulitskaïa à l'issue d'un de ces projets pédagogiques.

Attaquer un pilier, et après?

Tous le reconnaissent, Memorial est indispensable pour le développement de la société civile russe. "Mais ces derniers temps, cette activité intéresse moins les gens, sans parler des organes d'Etat. Si les attaques contre Memorial continuent, il est difficile d'imaginer que les citoyens russes vont essayer de la protéger", observe Maria Lipman du Centre Carnégie. Si la Cour suprême valide la dissolution de l'ONG, les dirigeants de Memorial devraient à nouveau s'enregistrer auprès des autorités russes. Une procédure hautement complexe et fastidieuse.

"Si on ferme Memorial, ce sera une autre Russie, une autre société. Et il sera très facile de fermer les autres ONG. Memorial, c'est une partie de la Russie démocratique. Sans Memorial, il n'y aura plus de démocratie, on aura la Russie totalitaire", alerte Zoïa Svetova. Le ministère russe de la Justice assure de son côté ne souhaiter que la pure conformité avec la loi.


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