Le recul du groupe Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie est loin de rassurer les Tunisiens. La perspective du retour des djihadistes dans leur pays suscite crainte et colère. Plusieurs manifestations ont été organisées à Tunis pour protester contre un danger couru d'avance, et la question agite médias et réseaux sociaux.

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Le mouvement d'humeur a été déclenché par des propos du président de la république Béji Caïd Essebsi sur les djihadistes, début décembre. "Leur dangerosité, c'est du passé, disait-il. Nombre d'entre eux veulent rentrer, on ne peut pas empêcher un Tunisien de revenir dans son pays, c'est la Constitution. Mais évidemment nous n'allons pas les accueillir à bras ouverts. Nous allons être vigilants".

Combien de personnes sont-elles concernées? Quelque 3000 djihadistes tunisiens sont partis pour la Syrie, selon le Centre tunisien de recherches et d'études sur le terrorisme (CETRET), contacté par L'Express. De son côté, le département de la Sécurité intérieure américain évaluait en 2015 à 5000 le nombre de djihadistes tunisiens recrutés par l'EI, l'un des ratios les plus élevés au monde. L'auteur de l'attentat de Berlin, Anis Amri, et celui de Nice, Mohamed Lahouaiej Bouhlel, étaient tunisiens, même s'ils se sont radicalisés en Europe. 800 de ces djihadistes eux sont déjà rentrés, selon le ministère tunisien de l'Intérieur.

Discours populiste

Empêcher le retour des djihadistes, comme le réclament les manifestants, est-il envisageable? "On a affaire à un discours populiste agité par certains médias et personnalités politiques, regrette l'avocat Ridha Raddaoui, membre du CETRET. La constitution tunisienne ne permet ni d'empêcher des Tunisiens de rentrer dans leur pays, ni de priver quelqu'un de sa nationalité tunisienne, sauf pour des citoyens bi-nationaux". Que les manifestants considèrent que les djihadistes partis en Syrie "ne sont plus Tunisiens " ne change rien à l'affaire.

"Ce débat repose sur un certain nombre de mythes relève le journaliste tunisien Seif Soudani: "Dans une atmosphère conspirationniste généralisée, certains soupçonnent le parti islamiste Ennahda (au pouvoir en coalition avec le parti Nidaa Tounès du président Essebsi) de vouloir faire revenir en cachette des djihadistes au pays".

L'obstacle des preuves et de l'identification des "revenants"

Le défi du retour des djihadistes pose de nombreux problèmes, alors que les blocages politiques ont retardé l'adoption d'une "stratégie de lutte contre l'extrémisme", actée seulement en novembre 2016. D'abord la question de leur identification. "Qu'ils aient quitté la Tunisie de façon légale ou pas, il est très difficile de prouver que les "revenants", selon la terminologie du journaliste David Thomson, sont des terroristes", explique Ridha Raddaoui. Les premiers sont passé par la Turquie, pour la plupart, et de là, ont franchi la frontière vers la Syrie ou l'Irak, à l'aller, et au retour.

Mais un séjour en Turquie ne vaut pas preuve d'activité terroriste. "Quant à ceux qui rentrent clandestinement depuis la Libye, notamment, On en sait encore moins sur leur compte", poursuit l'avocat.

Une partie de la classe politique accuse la Troïka [coalition bâtie autour d'Ennahda de fin 2011 à janvier 2014] d'avoir fait preuve d'angélisme et laissé prospérer les réseaux de recrutement. Si elle a tardé à réagir, la Troïka est loin d'être seule responsable du phénomène djihadiste. Pour Hamza Meddeb, spécialiste de l'islam radical, les causes sont multiples: contrecoup de la répression anti-islamiste sous la dictature de Ben Ali, désordre de l'après-révolution, crise sociale, explique-t-il à l'AFP. Dans le Courrier de l'Atlas, il rappelle aussi que les départs de Tunisiens pour rejoindre le djihad ont commencé dès 2004.

Autre reproche fait à la Troïka: la rupture des liens diplomatiques avec la Syrie de Bachar el-Assad. "L'interruption des relations sécuritaires et judiciaires nous prive de preuves sur ce qu'ont pu commettre ces djihadistes sur le sol syrien, déplore Ridha Raddaoui. On sait pourtant qu'entre 900 et 1000 terroristes tunisiens sont dans les prisons syriennes, mais sans coopération judiciaire, on ne dispose d'aucun document sur lesquelles baser les accusations". Lotfi Azzouz, d'Amnesty international, balaye cette objection: "Comment pourrait-on s'appuyer sur les preuves fournies par un régime lui-même accusé de crimes de guerre et de crimes contre l'Humanité?"

Un système judiciaire et carcéral à bout de souffle

Autre difficulté pour les autorités, l'engorgement du système judiciaire et des prisons tunisiennes. Au terme d'une visite en Tunisie, Ben Emmerson, un expert de l'ONU a rappelé jeudi que sur les 1500 personnes actuellement en détention provisoire pour actes terroristes [ce chiffre inclut les djihadistes qui n'ont pas quitté le pays], "moins de 10% ont été condamnées jusque-là".

Outre le volet pénal, "la Tunisie doit aussi rattraper son retard sur l'accueil des proches des terroristes, relève Ridha Raddaoui. Et de ceux qui se sont laissés entraîner par des prédicateurs, sans être passés à l'acte". Le Centre tunisien d'études sur le terrorisme réfléchit à leur prise en charge. "Aujourd'hui, lorsque des familles signalent leurs enfants en voie de radicalisation, ils sont envoyés en prison. Ce n'est pas une solution". Rare "phare d'espoir dans la région", selon les termes de Ben Emmerson, la Tunisie doit "fonder sa lutte contre l'extrémisme sur les droits de l'homme". Un cap qui sera difficile à tenir tant la tâche est immense.

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