Aparté entre le Premier ministre indien Narendra Modi et son homologue chinois Li Keqian à l'issue d'une conférence de presse conjointe le 15 mai 2015 à Pékin

Aparté entre le Premier ministre indien Narendra Modi et son homologue chinois Li Keqian à l'issue d'une conférence de presse conjointe le 15 mai 2015 à Pékin.

afp.com/GREG BAKER

Au cours des dernières décennies, la Chine et l'Inde ont réussi à reléguer au second plan leurs désaccords pour mieux coopérer. Les deux pays ont développé leurs relations commerciales et économiques. Ils ont collaboré sur des sujets tels que le commerce international, le changement climatique ou au sein des institutions multilatérales à l'instar du G20. Ils ont même entrepris de travailler ensemble dans le domaine de la sécurité, notamment pour lutter contre le terrorisme au niveau régional. Il existe donc de bonnes raisons de penser que, bien que certaines zones de tension demeurent, la Chine et l'Inde pourraient approfondir plus avant leur coopération. Mais jusqu'où pourrait aller une telle collaboration?

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Un sondage publié par l'institut Lowy en 2013 révélait que 83% des Indiens voient la Chine comme une menace pour leur sécurité, mais également que 63% d'entre eux " aimeraient voir les relations avec la Chine renforcées ". Apparemment paradoxaux, ces chiffres donnent en fait à penser que même si les indiens souhaitent une coopération renforcée avec la Chine, ils pensent que celle-ci pourrait engendrer une certaine concurrence, voire des conflits. Avant tout chose, les Indiens font preuve de réalisme vis-à-vis de la Chine. Comme nous l'a expliqué un diplomate indien à la retraite à l'occasion d'un récent voyage d'étude : " L'Inde ne devrait ni dramatiser, ni idéaliser la Chine ". La Chine et l'Inde ont aujourd'hui besoin l'une de l'autre, et ce plus que jamais auparavant. "Nous nous dirigeons vers plus de coopération inscrite dans la durée", selon un analyste indien.

Déséquilibre commercial en faveur de la Chine

La principale raison poussant l'Inde et la Chine à coopérer tient en un mot : l'argent. Le commerce bilatéral entre l'Inde et la Chine s'élève aujourd'hui à environ 70 milliards de dollars par an, et est caractérisé par un déséquilibre commercial en faveur de la Chine (dont les exportations vers l'Inde étaient de 38 milliards de dollars en 2014). Un moyen de compenser ce déficit commercial pour l'Inde est l'investissement. Ainsi, avant la visite de Narendra Modi en Chine en mai 2015, les rumeurs allaient bon train concernant le montant des investissements que l'Inde obtiendrait. Vingt-quatre accords et projets de coopération ont finalement été signés, d'une valeur de plus de 22 milliards de dollars d'investissements - moitié moins cependant que les accords signés entre Chine et Pakistan en avril 2015.

Les accords commerciaux entre l'Inde et la Chine prévoient notamment l'entrée d'une quatrième banque indienne sur le marché chinois (ICICI Bank) et des financements chinois pour plusieurs projets indiens dans les secteurs des télécommunications, de l'énergie (solaire notamment) et de l'acier. Des accords supplémentaires entre l'Inde et la Chine prévoient une large coopération dans les domaines du tourisme, de la culture (avec la création d'une université de yoga par exemple), de la science et des infrastructures. La Chine et l'Inde se sont mises d'accord sur un plan d'action pour améliorer la coopération actuelle en termes de chemins de fer. Une étude de faisabilité est d'ailleurs en cours pour construire une ligne de chemin de fer à grande vitesse entre Delhi et Chennai, laquelle couvrirait une distance d'environ 1700 km. La Chine a également manifesté son intérêt pour le financement d'une autoroute reliant les villes indiennes de Lucknow et de Ballia.

Banque asiatique d'investissement et projet chinois de nouvelles Routes de la Soie

Il existe un autre élément nouveau dans les relations entre l'Inde et la Chine, qui pourrait accroître leur coopération : les institutions nouvellement créées par la Chine comme la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (AIIB) ou le projet chinois de nouvelles Routes de la Soie. L'Inde a répondu positivement à l'invitation de la Chine à rejoindre l'AIIB en tant que membre fondateur. Les deux pays ont d'ailleurs mis en place une autre banque de développement, de concert avec les autres pays des BRICS : la " Nouvelle banque de développement ", aussi connue sous le nom de " Banque des BRICS ". L'Inde assure déjà la première présidence de la banque des BRICS, et, en tant que deuxième plus important contributeur à l'AIIB, elle pourrait également en occuper le poste de vice-président.

La Chine a également proposé à l'Inde de participer à son projet de nouvelles Routes de la Soie. Symboliquement, quand Narendra Modi s'est rendu en Chine, le Président chinois Xi Jinping l'a invité à Xi'an, ville de ses ancêtres, mais aussi l'un des points de départ de la Route de la Soie. Mais N. Modi n'a pas saisi cette main tendue, et le rôle de l'Inde dans cette initiative chinoise majeure reste donc en suspens. Néanmoins, l'Inde étant membre fondateur de l'AIIB et un contributeur potentiel au financement de certains des projets inclus dans ces nouvelles Routes de la Soie, elle fait déjà partie de fait du projet chinois - et ce qu'elle le veuille ou non. Selon un analyste à Pékin, au travers de plusieurs institutions de financement (dont un fonds entièrement dédié à la Route de la Soie), la Chine se tient prête à apporter la première pierre au financement de projets d'infrastructures dont le total pourrait atteindre près de 21 000 milliards de dollars[1]. D'ailleurs, selon des analystes chinois avec qui nous nous sommes entretenus, l'AIIB a elle aussi été établie pour financer des projets le long du projet de " One Belt, One Road " [2].

L'Inde étant quoi qu'il en soit un partenaire crucial au sein du projet chinois, les dirigeants chinois ont été semble-t-il enclins à adapter leur politique étrangère à certaines demandes indiennes. Par exemple, lors du sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) qui s'est tenu les 9 et 10 juillet 2015 à Ufa, la Chine a finalement approuvé l'accession de l'Inde et du Pakistan au statut de membre de l'OCS. L'Inde et le Pakistan étaient observateurs depuis 2005, et leur accession au statut de membre permanent était loin d'être acquise, notamment en raison des dissensions continues entre les deux pays. Cependant, aujourd'hui, la Chine a besoin que l'Inde rejoigne ses " clubs ", et parmi eux, l'OCS pourrait bien devenir un acteur sécuritaire important en Asie Centrale - par où passe la Route de la Soie continentale.

La question cruciale est donc, pour Narendra Modi, de savoir comment tourner le projet de Routes de la Soie à son avantage. Ce dont l'Inde a besoin avant tout, c'est d'infrastructures : le World Economic Forum's Global Competitiveness Report 2013-2014 place en effet l'Inde 85ème sur 148 pays en termes de réseau d'infrastructures. Or, l'Inde n'a pas en interne les ressources pour faire face à son besoin d'infrastructures (estimé à 1 000 milliard de dollars).[3] C'est pourquoi l'AIIB et la banque de développement des BRICS sont deux institutions importantes pour l'Inde, en ce qu'elles pourraient aider le pays à financer des investissements dans le secteur des infrastructures.

Néanmoins, la Chine n'est pas la seule cible de Narendra Modi pour obtenir davantage d'investissements étrangers en infrastructures. En effet, plus la Chine devient une source potentielle d'investissements, plus il semble que Narendra Modi cherche à diversifier les relations économiques et commerciales de l'Inde. Par exemple, le Japon est un concurrent direct de la Chine pour le projet d'autoroute Lucknow-Ballia. Il conduit aussi actuellement une étude de faisabilité pour un projet de chemin de fer de Mumbai à Ahmedabad[4]. Par ailleurs, la visite de Narendra Modi en Chine a suivi de près une visite du Premier ministre indien en Corée du Sud, un autre investisseur important, et en Mongolie, marquant la première visite d'un Premier ministre indien dans le pays. En juillet, Narendra Modi s'est rendu en Asie Centrale et a signé des accords avec le Kazakhstan - l'un des principaux pays concernés par les projets de Routes de la Soie. Ainsi, les politiques de Narendra Modi d'" action à l'Est " tout en " regardant au Nord " entretiennent la compétition avec la Chine à travers l'Asie.

Les indiens jalousent parfois le système autoritaire chinois

La compétition géoéconomique qui se joue actuellement entre Chine et Inde en Asie montre qu'il existe des limites à la coopération entre les deux pays. Par exemple, bien que la Chine et l'Inde aient toutes deux intérêt à obtenir un environnement sécuritaire stable en Asie, elles le compromettent par leur dispute territoriale. Bien qu'un Afghanistan pacifié (notamment suite au retrait des troupes américaines) soit dans l'intérêt des deux pays, ils le déstabilisent en s'opposant sur la question du Pakistan. Bien que tous deux aient intérêt à une gestion durable et rationnelle des ressources régionales, tous deux surexploitent les ressources à leur disposition, etc.

Finalement, la coopération est peut-être aussi limitée en raison de différences fondamentales entre les deux pays. Les indiens jalousent en effet parfois le système autoritaire chinois et sa capacité à générer de la croissance ou à "obtenir des résultats " (" get things done ") comme le dit un analyste indien. Malgré le fait que les indiens voudraient voir leur pays croitre aussi vite que la Chine par le passé, ils savent que le modèle chinois ne pourrait convenir exactement à l'Inde. Puisque l'amélioration des relations sino-indiennes ne peut être que limitée, il existe une marge de manoeuvre importante pour l'approfondissement de la coopération indienne avec d'autres acteurs. L'un de ces acteurs pourrait bien être l'UE. Cependant, jusqu'ici, celle-ci a peiné à encourager l'Inde à regarder et agir davantage dans sa direction.

par Angela Stanzel, spécialiste de l'Asie au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR)

La troisième partie de cette analyse se concentrera sur les domaines de coopération EU-Inde (en les mettant en perspective avec les domaines de coopération sino-indiens) et sera publiée le 15 août.

[1] Interview avec un chercheur chinois à Pékin, juin 2015.

[2] Interviews avec un expert de la politique étrangère chinoise à Pékin, juin 2015.

[3] L'Inde aurait un besoin d'infrastructures de près de 1 000 milliards de dollars. Voir à ce propos : " India's Modi Meets Xi on China Visit Amid Warming Ties ", 14 May 2015, disponible à : http://www.worldpoliticsreview.com/articles/15764/indias-modi-meets-xi-on-china-visit-amid-warming-ties#.VVXs8_nygP4.twitter.

>> Lire les deux autres volets de cet article :

1. L'inquiétude de l'Inde face aux actions de la Chine

3. Les ambivalences de l'Union européenne avec l'Inde

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