Le Français et l'Allemande ne sont pas toujours d'accord, mais, à Cannes, ils ont joué la même partition.

Le Français et l'Allemande ne sont pas toujours d'accord, mais, à Cannes, ils ont joué la même partition.

L'Express

Georges Papandréou est un homme de très grande taille. Pourtant, ce mercredi 2 novembre, à 20 h 30, sa carcasse voûtée, son regard vide émeuvent ceux qui le voient traverser les couloirs du palais des Festivals, à Cannes, où doit se tenir le G20 (3 et 4 novembre). Il rejoint Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Les mêmes témoins notent que, la main sur la poignée de la porte de la salle à manger, il se redresse, respire un grand coup et entre. Dans l'arène. Au cours de ce dîner, les deux leaders européens exerceront une telle pression sur lui que, deux jours plus tard, il renoncera à son référendum, éteignant la mèche qu'il avait allumée.

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Pour préserver l'accord de sauvetage de la zone euro, adopté dans la nuit du 26 au 27 octobre, à Bruxelles, le président français et la chancelière allemande vont tordre le bras du Grec Papandréou. Pour éviter la contagion, ils imposeront une étroite tutelle à Silvio Berlusconi. Un coup d'Etat ? En quelque sorte, mais accepté par tous au nom de l'urgence. A Cannes, le couple franco-allemand a joué le rôle qu'il s'est attribué depuis l'explosion de la crise des dettes souveraines, début 2010. Faute de règles de gouvernance, Nicolas Sarkozy s'est très vite convaincu que le sort des 17 pays de la zone euro reposait sur l'entente des deux plus puissants d'entre eux. Son homologue allemande s'est résolue plus récemment à l'exercice de ce leadership.

Officiellement, le couple franco-allemand travaille désormais au sein du "groupe de Francfort": outre Merkel et Sarkozy, il comprend le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy; celui de l'Eurogroupe (ministres des Finances des 17 pays de la zone euro), Jean-Claude Juncker; celui de la Commission, José-Manuel Barroso; de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, depuis le 1er novembre; et la directrice générale du FMI, Christine Lagarde. Ce cénacle est ainsi baptisé depuis qu'il s'est réuni, dans la capitale financière de l'Allemagne, le 19 octobre: en marge des cérémonies de départ de Jean-Claude Trichet, il s'agissait de s'entendre sur un nouveau plan de sauvetage de la zone euro. L'Europe s'invente des lieux de décision informels faute d'institutions officielles...

Le groupe se retrouve donc le 2 novembre, à Cannes, de 17h30 à 19h30. La fermeté franco-allemande face à la Grèce se forge à partir de celle de Christine Lagarde. La patronne du FMI est très claire: il n'est pas question que son institution débloque de l'argent pour la Grèce (une tranche de 8 milliards d'euros financée par le FMI et les Européens est en attente de versement) tant que pèse la menace du référendum. Nicolas Sarkozy, lui, souhaite que cet argent soit versé: il est obnubilé par la longue période d'attente annoncée et ses risques de turbulences financières, la consultation des Grecs n'étant programmée que pour janvier ou février. Il redoute les conséquences pour la France alors qu'il s'apprête à annoncer, le 7 novembre, un nouveau tour de vis budgétaire. Le Français est tendu, au supplice. Il le sera tout au long de ce G20, vampirisé par la crise de l'euro. Il est très énervé, bien plus que Merkel, par l'attitude de Papandréou, dont il dira, le lendemain, au cours du déjeuner de travail des membres du G 20: "M. Papandréou n'est pas un homme d'Etat, c'est un simple politicien."

Faire plier le Grec... au nom des intérêts communs des Européens

Puisque le FMI ne veut pas verser d'argent, il faut à tout prix faire plier le Grec. Ce sera l'objectif du dîner avec Papandréou. Pour Nicolas Sarkozy, c'est le second de la journée: le chef de l'Etat a déjà partagé... le même menu, à 19 h 30, avec le président chinois, Hu Jintao. Certes, Papandréou réussit à toucher le coeur de ses censeurs en évoquant son histoire personnelle, la prison que son père et son grand-père ont connue. Mais le tandem martèle le même message: si référendum il y a, la question doit être simple (or le Premier ministre grec veut en poser plusieurs) et claire, et la consultation intervenir rapidement. Merkel et Sarkozy comprennent qu'ils ont un allié dans la place, Evangelos Venizelos. Le ministre des Finances grec, qui accompagne son Premier ministre, commence à prendre ses distances par rapport au référendum - le lendemain, il se prononcera publiquement contre. A plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy affirme que l'on a toujours raison de consulter le peuple, mais que cette décision n'implique pas seulement la Grèce.

C'est la justification du putsch: la France et l'Allemagne interviennent au nom des intérêts communs des Européens. Papandréou renoncera officiellement au référendum le vendredi 4 novembre. Entre-temps, la contagion financière a touché l'Italie. Le groupe de Francfort se réunit de nouveau, avec les pays de la zone euro présents au G 20, Allemagne, France, Italie. Mais pas l'Espagne: José Luis Zapatero n'a pas envie d'apparaître sur la même photo que Silvio Berlusconi, alors que son pays, lui aussi en grande difficulté, est crédité d'efforts réels, à l'inverse de son cousin latin.

Berlusconi doit se décider en dix minutes

Le sort du Cavaliere se joue le 3 novembre, lors d'une nouvelle réunion du groupe de Francfort. Une fois encore, Merkel, Sarkozy et Lagarde sont à la manoeuvre. L'idée de mettre l'Italie sous surveillance du FMI, d'une manière ou d'une autre, a déjà été évoquée le 19 octobre, et lors du sommet de Bruxelles, le 26 octobre. Sous quelle forme? La France et l'Allemagne se résignent à la solution forte: mettre carrément l'Italie sous programme du FMI, comme un simple pays en voie de développement. Berlusconi doit se décider en dix minutes, le temps d'une interruption de séance. Il dira non, arguant des qualités de l'économie italienne. L'Italie fera toutefois l'objet d'une surveillance rapprochée du FMI (tous les trois mois) sur ses comptes publics et ses mesures de redressement. Merkel et Sarkozy sont soulagés : ils n'ont pas à infliger un traitement extrême à ce pays, septième économie du monde, fondateur de l'Europe, comme eux.

A Cannes, le couple franco-allemand s'est montré particulièrement fusionnel. Ce n'est pas toujours le cas. Nicolas Sarkozy a eu du mal à convaincre l'Allemagne de renoncer à ce dogme, fondateur pour elle: pas de solidarité financière entre Etats. Il y est parvenu, la violence des événements aidant, mais c'est Merkel qui, le plus souvent, impose les conditions du sauvetage. En particulier sur un point essentiel: les Allemands refusent que la BCE puisse acheter sans limites la dette des pays de la zone euro en difficulté, alors que les Français plaident pour cette solution, salvatrice à leurs yeux. Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale finance abondamment le Trésor américain et, à Cannes, Barack Obama a tenté de convertir Angela Merkel. En vain. Aussi les déclarations de l'opposition française sur le thème "Nicolas Sarkozy ne parle pas assez fort aux Allemands" irritent-elles particulièrement l'Elysée. "Que les socialistes aillent à Berlin, qu'ils mesurent le niveau d'intransigeance allemande sur la question, ils verront bien", tonne un proche de Nicolas Sarkozy.

"Le couple franco-allemand est un palliatif à l'absence de leadership européen institutionnalisé. Il est actuellement indispensable, mais ne constitue pas une bonne solution sur la durée, analyse Thomas Klau, directeur du bureau de Paris de l'European Council on Foreign Relations. Sa légitimité procède de l'urgence, mais elle est bancale et source de ressentiments." Au sein des institutions européennes en particulier. Fin septembre, José Manuel Barroso a ainsi critiqué l'idée de Paris et Berlin de mettre en place un gouvernement économique de la zone euro, dont le Belge Herman Van Rompuy prendrait la tête. "Le gouvernement économique de la zone [...] ne doit pas être un commando franco-allemand, a insisté Jean-Claude Juncker, en octobre dernier (interview au quotidien allemand Handelsblatt du 12 octobre). La coordination de la politique économique ne peut pas vouloir dire: j'atterris à Paris et je roule à l'aveuglette derrière une voiture marquée "suivez-moi"." Une vision partagée par l'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors, qui réclamait (L'Express du 26 octobre) "le retour à la méthode communautaire, c'est-à-dire redonner à la Commission européenne le pouvoir d'initiative. On est allé trop loin dans le duopole franco-allemand".

Les parlements aussi renâclent. Sommés de ratifier très vite le plan du 21 juillet, concocté par Paris et Berlin, tous n'ont pas obtempéré de bonne grâce. Jusqu'au dernier moment, Angela Merkel ne fut pas assurée du vote de sa propre majorité. La petite Slovaquie et sa coalition quadripartite ont tenu les puissants en haleine avant de se plier finalement à leur loi.

Les gouvernements eux-mêmes n'aiment pas compter pour du beurre. Celui de la Finlande a réclamé - et obtenu - des garanties spéciales en échange de toute aide supplémentaire. Preuve que l'intendance ne suit pas toujours.

Et les peuples ? A Athènes et à Rome, le condominium franco-allemand ne suscite pas, pour l'heure, de rejet massif. "Les Grecs sont davantage en colère contre leurs propres dirigeants [Papandréou a dû démissionner le 7 novembre] que contre les autres pays européens, témoigne l'écrivain et journaliste grecque Amalia Negreponti. Cela dit, si les Français ont le beau rôle - ils nous ont plutôt défendus, que ce soit Nicolas Sarkozy ou Dominique Strauss-Kahn, quand il était au FMI - le contentieux avec les Allemands, sur lequel la presse nous a grossièrement attaqués, est très lourd."

Sourires complices et condescendants de Merkel et Sarkozy

En Italie aussi, les dirigeants nationaux concentrent une grande partie de l'écoeurement. Pourtant, on a mal vécu les sourires complices et condescendants de Merkel et Sarkozy lors du sommet européen du 23 octobre, en guise de réponse à une question sur la confiance que l'on pouvait accorder au Cavaliere.

Et, surtout, l'affaire du référendum grec a montré à Sarkozy et à Merkel les limites des tête-à-tête entre dirigeants. Si l'annonce de cette consultation a abasourdi le couple, ce dernier a dû convenir de la légitimité des appels au peuple. Ce n'est pourtant pas le point fort de l'Europe. La logique de l'Union pousse les gouvernements à faire revoter jusqu'à obtention de la réponse souhaitée. Ainsi, les Irlandais ont approuvé le traité de Nice après l'avoir rejeté en 2001. Rebelote avec celui de Lisbonne en 2008, entériné un an plus tard. Quant à la France, ses électeurs ont acquiescé à Maastricht en 1992, mais largement refusé la révision de la Constitution européenne en 2005. Jusqu'à ce que Nicolas Sarkozy parvienne à faire adopter une version moins ambitieuse du texte par la voie parlementaire. Mais cette fois, si les Grecs avaient dit "non" lors d'un référendum, le refus eût été sans appel.

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