Jean-Claude Juncker doit en finir avec la radinerie de l'Europe
Le plan d'investissement présenté par la Commission n'est pas à la hauteur des enjeux qui attendent l'Europe. Si Jean-Claude Juncker veut sauver son mandat, il doit prendre un maximum de risques et secouer les Etats.
Par Edouard Tétreau (essayiste et conseiller de dirigeants d’entreprises)
Une impression générale de fatigue et de vieillissement, d'une Europe grand-mère et non plus féconde et vivante. »
Qui a osé tenir ces propos désobligeants, la semaine dernière, aux députés européens du Parlement de Strasbourg ? Qui a osé réveiller la torpeur de cette assemblée, en affirmant qu' « on ne peut tolérer que la mer Méditerranée devienne un grand cimetière » ?
Le pape François, soixante-dix-huit ans dans quinze jours, a l'art de tenir des discours de vérité, rudes, dérangeants, mais qui mettent dirigeants politiques, économiques et religieux en face de leurs responsabilités - et de leurs manquements.
Lors de son discours à Strasbourg, le pape avait à sa droite un auditeur d'autant plus attentif qu'il était directement visé par ces appels à la responsabilité et à des actions radicales : Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, allait dévoiler le lendemain un des piliers de son mandat, à savoir le plan d'investissement à 300 milliards d'euros.
On sait hélas ! que cette montagne-là a lamentablement accouché d'une souris : doter de 21 milliards d'euros (16 milliards d'euros en simple garantie et 5 milliards d'euros en raclant les fonds de tiroir de la BEI) un fonds européen pour les investissements stratégiques d'une Union européenne affichant un PIB de 13.000 milliards d'euros est un exploit qui restera dans les annales bruxelloises. Le montage de papier, sollicitant d'hypothétiques acteurs privés non consultés par la Commission, et suggérant un « effet de levier » de 1 à 15 (pourquoi pas 150 ?), ne trompe personne. Ce n'est pas avec un fonds représentant 0,008 % de son PIB que l'Union européenne pourra offrir à ses 500 millions d'habitants une ambition commune digne de ce nom, susceptible de recréer le désir d'avancer ensemble. Ou donner à ses 25 millions de chômeurs l'espoir tangible d'un emploi à court ou moyen terme. Ou proposer à ses entreprises et investisseurs des raisons de croire à l'inversion du cycle actuel déflationniste en Europe, et donc de continuer d'investir - ou tout simplement de rester - en Europe.
On voudrait, en France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Grèce, en Espagne et aux Pays-Bas, donner aux électeurs des raisons de voter contre les partis de gouvernement que l'on ne s'y prendrait pas autrement.
Que peut faire M. Juncker, dont on a pu vanter ici les qualités, pour sortir sa Commission, et l'Union européenne, de cet échec annoncé et honteux ? Trois possibilités s'offrent à lui. La première est la solution « Benoit XVI » : constatant l'égoïsme et la courte vue des pays membres de l'Union européenne, en particulier le(s) plus riche(s) d'entre eux, M. Juncker devrait démissionner, et avec lui toute sa Commission, pour souligner son incapacité à agir. A charge pour son successeur de négocier, sans doute plus frontalement, avec lesdits pays si riches, et si vieillissants, de l'Union européenne.
La deuxième possibilité, encore plus inacceptable, est la solution, disons « élyséenne » saison 2002-2014 : durer pour durer; s'agiter et/ou faire des discours; continuer de brûler 8,4 milliards d'euros par an pour financer l'administration des institutions européennes. Ne rien changer, surtout pas l'illusion que l'Europe peut exister dans le monde du XXIe siècle et peut améliorer le sort économique et social de ses concitoyens, dans un espace durablement démocratique.
Mais si M. Juncker veut transformer en réalité cette illusion, qui risque de ne pas durer, il lui reste une dernière possibilité, la solution « pape François » : l'exemplarité et la prise de risque. Or, dans ces deux registres, l'ancien Premier ministre pendant dix-huit ans du Luxembourg, paradis fiscal de 149 banques, 550.000 habitants et 2,2 trillions d'euros d'actifs sous gestion, a de quoi faire. Il est temps pour ce grand-duché, qui doit son existence financière, à la Communauté européenne, qui s'y établit en 1952, de rendre à l'Europe une partie de son excès de fortune (le PIB par habitant du Luxembourg étant de 2 à 4 fois supérieur à celui des grands pays européens). Comment ? On puisera ici son inspiration dans les accords secrets, récemment révélés par les journalistes d'investigation de l'Icij, passés entre plus de 300 groupes mondiaux et le Luxembourg, pour « optimiser » leur fiscalité. La réputation de ces groupes et la qualité de leurs marques mondiales souffriraient-elles tant que cela s'il leur était proposé de contribuer à hauteur des montants fiscalement « optimisés » au Fonds européen pour les investissements stratégiques ?
Ces groupes étant essentiellement américains, ils bénéficient d'un avantage de trésorerie fiscale lorsqu'ils ne rapatrient pas aux Etats-Unis leurs bénéfices sous forme de dividendes (ils devraient sinon payer 35 % des montants rapatriés).
Une Union européenne qui se respecte leur demandera donc une contribution représentant « seulement » 10 % de leurs réserves non distribuées, c'est-à-dire non réinjectées dans l'économie européenne - dont ces groupes stigmatisent ad nauseam la panne de croissance... feignant d'oublier qu'ils en sont responsables.
N'attendons pas que les journalistes d'investigation de l'Icij fassent le même travail sur Londres, l'autre grande place offshore de l'Union européenne, mais aussi sur Jersey, Monaco, le Liechtenstein, etc. Si l'affaire « LuxLeaks » pouvait déboucher sur ce premier résultat positif, plutôt que sur la démission de M. Juncker, qui s'en plaindrait ?
Edouard Tétreau