IRAK - SYRIE : peut-être pas un califat mais...

IRAK - SYRIE : peut-être pas un califat mais...
Les militants de l'Etat islamique d'Irak et du Levant dans leur fief de Raqqa en Syrie. Cette image n'est pas datée, et a été récupérée du site d'un militant le 14 janvier 2014 (AP/SIPA)

Les djihadistes de l'Etat islamique assurent être parvenu à leur objectif : ré-instaurer un califat. Une annonce qui en laisse beaucoup, y compris dans le monde musulman, sceptiques.

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Les djihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), désormais rebaptisé Etat islamique (EI) ont assuré dimanche 29 juin être parvenu à leur objectif : ré-instaurer un califat. Apparu en 2013 en Syrie, EI a conquis ces dernières années de nombreuses places fortes du djihad. Issu de l'Etat islamique en Irak créé en 2007 contre l'offensive américaine, EIIL n'a pas fait allégeance au chef d'Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, qui avait désigné son rival Al-Nosra comme la branche officielle d'Al-Qaïda en Syrie et a de fait évincé un groupe indésirable. Mais EIIL a toujours revendiqué la même idéologie djihadiste, poursuivant sa guerre contre le chiisme, et profitant du conflit syrien pour accélérer, à partir de janvier 2014, la construction de son Etat sunnite.

En Syrie, les combattants d'EI contrôlent une grande partie de la province de Deir Ezzor (est) frontalière de l'Irak, des positions dans celle d'Alep et la grande majorité de la province de Raqa (nord). La ville-même de Raqa a été bouclée par les djihadistes de l'EI, qui y ont fait entrer de nouvelles armes, dont des missiles venant d'Irak. En Irak, où il bénéficie notamment du soutien d'ex-officiers de l'ancien président Saddam Hussein, l'EI est implanté depuis janvier dans la province d'Al-Anbar (à l'ouest, où se trouve la ville de Falloujah). Et il a mis la main depuis trois semaines sur Mossoul, deuxième ville du pays, une grande partie de sa province Ninive (nord), ainsi que des secteurs des provinces de Diyala (est), Salaheddine (nord) et Kirkouk (ouest). A sa tête, Abou Bakr al-Baghdadi, est devenu "calife Ibrahim" en même temps que la proclamation d'un califat.

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Pour un retour à l'âge d'or du califat

Historiquement, un califat est un régime politique hérité du temps du prophète Mahomet, mais c'est un modèle politique qui n'existe plus depuis 1924, et n'était plus reconnu par les oulémas rigoristes depuis déjà plusieurs siècles. Concrètement, le calife exerce le contrôle sur son territoire et est le chef spirituel de la communauté musulmane. "Selon les périodes, les califes avaient plus ou moins de pouvoir par rapport aux sultans", rappelle Romain Caillet, chercheur de l'Institut français du Proche-Orient. "Le dernier qui a réellement exercé un vrai pouvoir fut le dernier calife abbasside qui tomba en 1258 après l'invasion des Mongols. Jusqu'au 11e siècle, le califat abbasside, dont la capitale était Bagdad, était dominé par des sultans chiites, puis il y a eu la restauration de l'autorité des sunnites. On peut imaginer que les djihadistes d'EI l'ont pris pour modèle", précise Romain Caillet avant d'ajouter :

Cela fait des siècles qu'il n'y a plus de califat, donc on ne sait pas vraiment à quoi pourrait ressembler un califat aujourd'hui. Je pense qu'ils sont en train d'improviser".

Un califat peut-être pas mais...

Sur le terrain, à défaut d'un califat qui s'imposerait sur tout le monde musulman, un embryon d'Etat est en train de se fixer et les moyens de le consolider existent. "En Irak, une grande majorité des chiites sont de leur côté. En Syrie, dans les zones tribales, les tribus sunnites de l'Euphrate sont des populations plus proches culturellement des tribus irakiennes que syriennes", explique Romain Caillet. "Quand les frontières ont été tracées, les tribus nomades qui vivaient entre les deux pays ont été séparés. Donc cet Etat à cheval entre la Syrie et l'Irak a une vraie cohérence historique et culturelle. En revanche, ce n'est pas la même chose à Alep et à Idlib où il y a eu un gros rejet de EI".

Par ailleurs, EI a reçu le soutien de plusieurs groupes djihadistes qui lui ont fait allégeance : des cadres d'Aqpa (Al-Qaïda dans la péninsule arabique), des dissidences d'Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique) en Algérie, Ansar Beit Al-Makdisa qui agit dans le Sinaï. "Si EI obtient un soutien massif, alors seulement on pourra dire qu'ils ont atteint leur objectif", souligne Romain Caillet.

Ses appuis sont à relativiser. La branche syrienne d'Al-Qaïda s'est insurgée. Le théoricien religieux d'Al-Nosra, Abou Marya al-Qahtani a accusé les djihadistes de l'EI d"excès de zèle" estimant qu'ils étaient une catastrophe pour la "nation islamique". L'AFP rapporte qu'en Arabie saoudite, bastion du sunnisme, le quotidien Al-Riyadh, exprimant souvent un point de vue proche des autorités, a écrit que ce califat se "réduit à une personne à la tête d'une organisation terroriste". En Irak, l'influente association des oulémas a relevé que l'EI "n'a consulté ni les habitants d'Irak, ni ceux de Syrie". Et pour la Jamaa Islamiya au Liban, proche de l'idéologie de la confrérie des Frères musulmans, l'annonce est tout simplement "une hérésie", et les actes de l'EI "déforment l'islam et dégoûtent les gens de la religion".

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Même les groupes salafistes sont restés réservés. "Nous sommes pour le califat, c'est au coeur de notre idéologie. Mais un tel Etat doit être fondé sur des critères qui ne sont pas réunis pour le moment", a affirmé à l'AFP Daii Islam al-Chahhal, fondateur du mouvement salafiste au Liban.

"Cette organisation impose (le projet de califat) par la force (...) et a brûlé les étapes", renchérit cheikh Nabil Rahim, de l'association des oulémas du Liban.

Mais en contrôlant des zones riches en ressources pétrolifères, en prélevant un impôt auprès des populations, EI peut s'assurer des moyens de subsistance et peut durer. "Ce sera un Etat pauvre mais un Etat qui aura des ressources économiques", assure le spécialiste. Interrogé il y a quelques semaines, la spécialiste Myriam Benraad expliquait qu'en Syrie "l'EIIL a très tôt placé sous son contrôle les puits pétroliers pour en faire une carte politique, économique et de négociation avec les autres acteurs en présence : en l'occurrence le régime d'Assad qui aujourd'hui achète du pétrole aux islamistes."

Une proclamation symbolique mais dangereuse

Face aux victoires militaires des combattants, dans les centres de pouvoir, à Bagdad, comme à Washington, le scepticisme règne. La porte-parole du département d'Etat Jen Psaki affirme que la proclamation d'un califat "ne signifie rien pour les populations en Irak et en Syrie".

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"L'instauration du califat, c'est tirer les dividendes des victoires sur le terrain en terme de ressources symboliques", nuance Romain Caillet. Pour le chercheur, proclamer un califat permet d'"assoir la légitimité du chef du monde musulman". "Pour les sunnites irakiens, le califat n'est pas un but en soi. Ils ne sont motivés que par la prise de contrôle du territoire face aux chiites. En revanche, cela peut motiver les combattants étrangers, qui sont en Syrie par exemple. EI légitime son autorité sur les groupes djihadistes dans le monde pour faire tomber toutes les branches d'Al-Qaïda et pour augmenter le nombre de départs vers la Syrie pour les rejoindre. C'est exactement le sens du communiqué d'Abou Bakr al-Baghdadi de dimanche. Imaginez, un jeune de banlieue de chez nous attiré par le djihad, on lui donne l'occasion d'être un acteur de l'Histoire !"

Le chercheur évoque deux scénarios : EI garde un objectif local ou il change de stratégie afin d'attirer encore plus l'attention et décide de cibler les pays étrangers. "Ces djihadistes sont dans la logique de combattre d'abord les chiites, puis les régimes arabes, puis enfin l'Occident. Peut-être que pour marquer le coup, ils peuvent frapper l'Occident. Si on tient compte du communiqué d'Abou Bakr al-Baghdadi, on peut y voir quelque chose d'assez inédit : il a mentionné deux fois la France. Il appelle le Français à rejoindre sa cause et il critique la loi sur l'interdiction du port du voile. Cela étant dit, ce n'est pas très agressif."

Sarah Diffalah – Le Nouvel Observateur

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