IRAK. "On peut s'attendre à une confrontation majeure"

IRAK. "On peut s'attendre à une confrontation majeure"
Des combattants de l'EIIL paradent après la prise d'un check-point de l'armée irakienne dans le Nord du pays. (WELAYAT SALAHUDDIN / AFP)

Objectif Bagdad, contrôle des zones pétrolières, influence de l'Iran, échec de Maliki... L'Irak est au bord de la partition. Interview.

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Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak et du monde arabe, rattachée au CERI-Sciences-Po. Elle revient sur l'enjeu de Bagdad dans l'offensive des combattants de l'Etat islamique en Irak et au Levant, l'importance stratégique du pétrole et l'échec de Maliki.

On affirme depuis deux jours que les combattants sont aux portes de Bagdad. La capitale irakienne est-elle réellement un objectif pour eux ?

Depuis la création de l'Etat islamique d'Irak en octobre 2006, Bagdad a été unilatéralement proclamée comme la capitale de cet Etat. De la même manière, les provinces prises ces derniers jours font partie cet l'Etat qui a pour objectif la restauration du Califat. Or, Bagdad était historiquement la capitale du Califat abbaside. La ville est donc un symbole.

Selon les informations qui nous parviennent, les combattants semblent très bien placés pour prendre une partie de la ville. D'ores et déjà, le gouvernement - et l'Iran derrière - a réarmé des milices chiites et fait revenir un certain nombre de combattants de Syrie pour faire face à cette offensive. On peut donc s'attendre à une confrontation majeure entre l'Etat islamique et les milices chiites, puisque l'armée régulière a déserté dans le nord et que ses positions ne sont pas plus solides à Bagdad.

 

Vous évoquez les milices chiites et l'Iran. Va-t-on vers une déstabilisation régionale encore plus grande et une implication étrangère encore accrue ?

- On est déjà dans ce contexte depuis très longtemps. L'Iran est déjà très présent en Irak. Une partie du pays est déjà passée sous le contrôle de Téhéran qui dispose de milices armées et a étendu son influence politique : c'est l'Iran qui fait la pluie et le beau temps en soutenant – encore – Maliki, même si c'est une dimension qui peut justement évoluer. En outre, Téhéran assoie son influence en finançant un grand nombre d'œuvres de charités. Ce n'est pas une nouvelle, le grand gagnant de la guerre d'Irak est l'Iran. Et Téhéran ne peut pas se permettre de perdre l'Irak, c'est le cœur de cet axe chiite que Téhéran a dessiné depuis 2003 et qui part de l'Iran jusqu'au Liban en passant par l'Irak et la Syrie. Et l'Irak est fondamental : c'est le cœur du Moyen-Orient et c'est surtout le pays par lequel transitent les armes et les hommes qui vont combattre en Syrie au côté de Bachar al-Assad.

L'Etat islamique contrôle désormais en Syrie l'Est du pays et ses puits pétroliers autour de Deïr ez Zor. Il vient de prendre le contrôle en Irak d'une zone également clé en terme d'installations pétrolières. Le contrôle du pétrole est-il un objectif capital pour l'EIIL ?

- Bien sûr. Cela obéit à la logique de la construction d'un Etat : établir des structures politiques – et lorsqu'ils ont proclamé leur Etat en 2006, ils ont établi des ministères et des institutions – mais aussi trouver des ressources. Et donc, très tôt, un des objectifs de l'Etat islamique a été de s'emparer des ressources locales, quelles soient pétrolières ou tirées de pratiques illicites comme le racket des populations civiles, une pratique développée à grande échelle dans les zones sous leur contrôle. Une économie de guerre se cristallise sur l'objectif de restauration d'un califat et cela passe par la mise sous tutelle des champs pétroliers, des oléoducs, gazoducs, des infrastructures qui sont stratégiques et que se disputent également le pouvoir central, les Kurdes et les gouvernorats du sud. Un phénomène exacerbé en Irak tellement les ressources sont immenses. Mais en Syrie, la stratégie est similaire. L'EIIL a très tôt placé sous son contrôle les puits pétroliers pour en faire une carte politique, économique et de négociation avec les autres acteurs en présence : en l'occurrence le régime d'Assad qui aujourd'hui achète du pétrole aux islamistes. Une aberration qui fait partie de la complexité du problème.

En Irak, le fait que les djihadistes contrôlent une partie importante de la contrebande pétrolière fait qu'il y a un certain nombre de complicités de la population civile qu'on achète à coups de dollars ou même au sein des institutions. Cette économie de guerre complexifie les logiques et rend les allégeances très changeantes.

 

Comment voyez-vous les choses dans les semaines qui arrivent ? Sommes-nous en train de voir effectivement un nouvel Etat apparaître sur la carte ?

- On assiste à un chapitre sans précédent du conflit irakien, à une offensive qui, en 48h, a permis aux djihadistes de s'emparer de pans entiers du territoire. C'est la preuve qu'il n'y a pas d'Etat irakien, que cette reconstruction conduite par les Américains n'a rien donné : l'armée déserte, le gouvernement est lâché par ses alliés et Maliki qui se présentait comme l'homme fort du pays a échoué.

On aurait pu éviter d'en arriver là si Maliki s'était résolu à un partage du pouvoir ou à une discussion avec les opposants qui aurait permis d'éviter une radicalisation et l'arrêt de la logique de militarisation. Mais Maliki est obstiné. Malgré les critiques il a refusé d'engager un dialogue avec l'opposition et de rebâtir un gouvernement d'union nationale et cela a entraîné une radicalisation qu'il est aujourd'hui très difficile de contrer.

Le seul scenario aujourd'hui qui se dessine est militaire. Mais il faudra un dialogue entre Irakiens, un gouvernement d'unité nationale pour éviter une partition du pays dont on s'approche d'une manière redoutable. Et Maliki n'est pas l'homme de la situation. Il va être intéressant de voir si les Américains et les Iraniens vont continuer à lui apporter leur soutien alors qu'ils sont mis devant le fait accompli qu'il n'est pas l'homme de la situation.

Propos recueillis vendredi 13 juin par Céline Lussato – Le Nouvel Observateur 

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