C'était un week-end ordinaire en Europe. Samedi 28 septembre, au petit matin, en Grèce, les élus néonazis d'Aube dorée sont embarqués par la police, après qu'un de leurs sympathisants a assassiné un musicien, rappeur militant d'extrême gauche. On se rassure, le gouvernement Samaras réagit enfin. En Autriche, les électeurs font progresser de près de quatre points l'extrême droite et lui accordent 21,4 % des suffrages. Le pire a été évité : les chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates peuvent poursuivre de justesse leur grande coalition.
A Rome, l'Italie s'enfonce dans la crise politique déclenchée par Silvio Berlusconi, qui ne veut pas mourir, tandis que les bouffons de Beppe Grillo sont en embuscade. On fait mine de s'en remettre à la sagesse des députés de droite italiens, qui lâcheront peut-être Berlusconi. En Norvège, l'extrême droite va faire son entrée au gouvernement. On ne dit rien, cette pétromonarchie scandinave n'est pas dans l'Union européenne. Et pendant ce temps-là, nul ne prête plus attention à la politique menée par l'ultranationaliste Viktor Orban en Hongrie, tandis que Marine Le Pen répète en boucle que le Front national sera premier parti de France aux élections européennes de mai 2014.
On voudrait se rassurer en se rappelant que l'Allemagne reste vaccinée par l'histoire et par sa prospérité contre les dérives extrêmes. On ne l'est pas du tout, dans une Europe cernée par l'inexorable montée des populismes.
Populisme : ce terme ne vise pas à dissimuler la vraie nature de l'extrême droite, mais à décrire l'ampleur d'une vague qui déferle sur l'Europe. Selon Dominique Reynié, spécialiste des populismes en Europe (Populisme : la pente fatale, Plon, 2011) et directeur de la Fondation pour l'innovation politique, l'extrême droite issue des années 1930 disparaît progressivement, même si des exceptions persistent, comme le Jobbik en Hongrie et Aube dorée en Grèce. "Nous assistons à une reconversion des partis d'extrême droite racistes en partis populistes et xénophobes", analyse le politologue. La nuance est de taille : ces mouvements passent d'une idéologie de haine vouée à l'échec électoral à un rejet fourre-tout de l'autre et du système, plus impulsif, moins infréquentable mais qui vise à la conquête réelle du pouvoir.
On a beaucoup accusé l'Europe. C'est inexact, comme en témoigne le succès des populistes en Norvège et en Suisse, qui n'appartiennent pas à l'UE. Il ne s'agit pas non plus d'une réaction au chômage de masse qui frappe 25 millions d'Européens : l'Autriche a une économie prospère et connaît le plein-emploi.
MON CHEZ-MOI, MON "HEIMAT"
Le malaise est plus profond. Selon Reynié, ces populistes répondent à une "déstabilisation existentielle" d'une partie des Européens. "Ils ont été les seuls à prendre en charge le désarroi des populations face à l'érosion de leur patrimoine matériel - le chômage, le pouvoir d'achat - et de leur patrimoine immatériel, c'est-à-dire leur style de vie menacé par la globalisation, l'immigration, l'Union européenne", poursuit-il. Qu'advient-il de mon village, mon chez-moi, mon Heimat, pour reprendre un terme germanique ?
Les partis de gouvernement n'ont pas perçu cette angoisse. Répondant à l'individualisme postmoderne des années 1980, ils se sont radicalement laïcisés et sont devenus uniquement matérialistes. "Donnez-nous des droits, faites de la croissance et nous nous débrouillerons du reste", semblaient dire les citoyens aux politiques. Les populistes ont comblé ce vide et sont parvenus, selon Reynié, à rassembler au-delà des clivages sociaux.
Le populisme prospère sur l'idée que le clivage gauche-droite n'est plus pertinent. Thomas Klau, politologue du cercle de réflexion ECFR, s'efforce de réfuter cette lecture qui fait le jeu des extrêmes : les Verts allemands sont aussi clairement de gauche que la CSU bavaroise est de droite. L'Italien Silvio Berlusconi et l'Espagnol Mariano Rajoy sont de droite, nul n'osera prétendre le contraire. Il est inimaginable que l'UMP et le PS forment ensemble une coalition. Et les arbitrages budgétaires de François Hollande (taxation des classes moyennes supérieures, en particulier des familles, efforts pour les plus défavorisés) sont différents de ceux de la droite.
Il n'empêche que se coagule contre les partis de gouvernement la dénonciation d'une prétendue pensée unique, accentuée par la contrainte budgétaire. Le signal de départ a été donné par les Autrichiens, lassés de voir chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates se partager méthodiquement pouvoir et prébendes. "Cette nouvelle polarisation oppose les partis de gouvernement - UMP et PS en France -, qui convergent vers un centre pragmatique, aux partis populistes. Ce clivage enkyste nos sociétés dans une situation où l'alternative est impossible, sinon l'alternance révolutionnaire", estime Dominique Reynié.
Dans cette bataille, éliminons le populisme de gauche : avec la chute de l'Union soviétique, la révolution communiste n'est plus une option. Surtout, Jean-Luc Mélenchon et ses amis grecs de Syriza ou allemands de Die Linke sont, osons l'écrire, trop modérés pour rafler la mise électorale : ils veulent conserver la monnaie unique et ne sont pas xénophobes.
Le vrai danger de basculement vient de Marine Le Pen. Sortir de l'euro, fermer les frontières, passer d'un régime parlementaire à des consultations référendaires, c'est s'engager vers un despotisme autoritaire. Thomas Klau met en garde contre l'usage du mot "populiste". "Qualifier le Front national de populiste est inadéquat, même si Marine Le Pen a lavé son linge politique avec beaucoup d'adoucisseur. Le FN reste un parti qui a un programme de rupture profonde avec politique établie, les institutions et le système de valeurs qui sous-tend le consensus républicain", accuse Klau.
Les partis de gouvernement ne savent plus comment s'en sortir. "Il nous faut obtenir des résultats", soupire-t-on à l'Elysée. Quand les mots ne suffisent plus à contrer les mots.
leparmentier@lemonde.fr
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