Chronique. Le grand public n’en a pas conscience – heureusement car, occupé qu’il est à essayer de cohabiter avec le Covid-19, il se demanderait, à juste titre, si tout cela est bien raisonnable. Deux mots agitent fébrilement, depuis un mois, la communauté européenne des experts de géopolitique : autonomie stratégique.
La discussion est d’autant plus vaine que par « autonomie stratégique », on entend tout et son contraire. Le concept, nous explique l’historien Justin Vaïsse, dérive de la conclusion tirée par la France de la crise de Suez et de l’humiliation infligée à Paris et Londres par les grandes puissances en 1956. Ne dépendre de personne : ce fut la leçon retenue à Paris, à l’opposé du Royaume-Uni qui préféra, lui, se placer sous la protection des Etats-Unis. Ce concept d’autonomie stratégique, le Conseil européen l’a adopté à l’unanimité, Britanniques compris, en 2013, puis de nouveau en 2016.
Justin Vaïsse, aujourd’hui à la tête du Forum de Paris sur la paix, s’en souvient très bien : c’était lui qui représentait le Quai d’Orsay à la négociation de la rédaction de la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne (UE). Dans un monde livré aux rapports de force, la France avait poussé pour que l’aspiration européenne à l’autonomie stratégique soit intégrée au texte. Le 24 juin 2016, le Conseil européen entérinait cette « Stratégie globale », toujours à l’unanimité. Mais l’événement passa inaperçu, comparé à celui qui s’était produit la veille : le 23 juin, les Britanniques avaient décidé, par référendum, de quitter l’UE.
Un « contresens de l’histoire »
Cinq mois plus tard, Donald Trump était élu président des Etats-Unis. Puis six mois après, Emmanuel Macron remportait l’élection en France. A eux deux, ils remirent l’autonomie stratégique européenne au goût du jour, le premier par son unilatéralisme, le second par volontarisme.
La victoire de Joe Biden, le 3 novembre, a fait ressurgir les différences de sensibilités entre Paris et Berlin face à ce concept qui interroge, fondamentalement, la relation avec les Etats-Unis : à la ministre de la défense allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui voit dans l’autonomie stratégique une « illusion », M. Macron répond qu’elle commet un « contresens de l’histoire ». Les Allemands préfèrent de loin le mot de « souveraineté » européenne à celui d’autonomie, qu’ils jugent périlleux pour leur relation étroite avec les Etats-Unis. Ils se méfient de l’activisme gaulois et de la grandiloquence du président français.
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