Les divisions politiques en Allemagne empêchent l’Europe de la défense d’avancer

« Quand elle parle d’Europe de la défense, l’Allemagne pense ‘Europe’, la France pense ‘défense' »

Claudia Major, chercheuse à l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (SWP)

Vendredi 17 mai 2019, au bureau de Paris du European Council on foreign relations (ECFR)

Les relations entre la France et l’Allemagne traversent une période confuse. Ces deux pays, qui jouent depuis plusieurs décennies un rôle moteur dans la construction européenne, éprouvent des difficultés à formaliser des propositions communes ambitieuses. Côté français, l’Élysée constate la faiblesse politique de la chancelière Angela Merkel, qui a perdu la main sur son parti, l’Union chrétienne démocrate (CDU), ainsi que les querelles incessantes au sein des deux partis formant la coalition gouvernementale à Berlin, la CDU/CSU et le SPD (parti social démocrate). Côté allemand, Emmanuel Macron suscite des résistances en cherchant à bousculer les équilibres politiques européens au détriment des formations dominantes au centre droit (donc de la CDU) et au centre gauche (donc du SPD).

Ce contexte ne facilite pas les avancées dans des domaines où les deux pays ressentent pourtant la nécessité d’une plus grande intégration européenne, ou d’abord bilatérale : la politique fiscale, la gouvernance de la zone euro, la politique énergétique…. et les questions de sécurité et de défense. Il y a accord pour poser le diagnostic d’une sécurité européenne affaiblie par les stratégies déstabilisatrices de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis et par les menaces terroristes. Mais les conclusions à en tirer diffèrent, ce qui freinent la mise en place d’une Europe de la défense.

Ces considérations étaient en arrière plan d’un débat organisé vendredi 17 mai par le European Council on foreign relations (ECFR) sur le thème « A la recherche de la souveraineté européenne ». Les deux intervenantes, Claudia Major, chercheuse à l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (SWP), et Veronika Wand-Danielsson, ambassadrice de Suède en France, n’ont pas manqué de questionner le concept d’ « autonomie stratégique » poussé depuis quelques années par la France pour défendre l’idée d’une plus grande indépendance vis-à-vis de l’Otan.

Veronika Wand-Danielsson a rappelé combien la Russie était à nouveau perçue comme menaçante par son pays, du fait notamment d’incursions fréquentes de sous-marins et d’avions militaires russes dans les espaces de souveraineté suédois. Elle a appelé au pragmatisme dans les efforts européens pour renforcer leur capacité de défense et a souligné l’importance que son pays accorde à la coopération avec les États-Unis. « Nous sommes toujours dans une pax americana », a-t-elle résumé.

Claudia Major s’est consacrée à la situation en Allemagne, n’excluant pas la constitution dans un avenir relativement proche d’un gouvernement de coalition associant les chrétiens démocrates et les Verts. Cela pourrait avoir des répercussions inédites  sur la politique de défense du pays.

« L’autonomie stratégique, des connotation différentes »

Évoquant dans un premier temps les débats théoriques sur la défense en Europe, Claudia Major a d’abord mis en garde contre des formules incantatoires qui peuvent paraitre mobilisatrices dans certains pays de l’Union, et irresponsables ou dangereuses dans d’autres. « L’autonomie stratégique, la souveraineté européenne, la capacité d’agir : ce sont des expressions fortes mais qui ont des connotation différentes à travers l’Europe », commence-t-elle. « Elles sont positives en France mais pas en Pologne, par exemple. Dans de nombreux pays européens, elles ne sont pas perçues comme une promesse traduisant une opportunité à saisir mais plutôt comme une menace ou un risque ».

« L’autonomie stratégique, cela peut se comprendre comme le fait de pouvoir définir ses priorités et agir selon ses objectifs, d’être acteur de sa propre volonté sans être assujetti à d’autres, d’édicter ses propres règles sans subir celles des autres, de choisir consciemment ses partenaires sans se les voir imposer. L’Europe gravit peu à peu quelques degrés en ce sens, pas seulement sur les enjeux de défense, d’ailleurs. Mais il faut être conscient que pour la plupart des pays européens, autonomie ne signifie pas indépendance ».

« Cet enjeu de souveraineté relève d’une approche globale : si l’Europe veut trouver sa place dans le monde et éviter d’être brimée, elle doit être capable d’agir de façon autonome dans tous les aspects des relations internationales, y compris économiques. On a vu qu’elle pouvait le faire avec l’adoption de la directive sur la protection des données. Mais dans le domaine de la défense, les Européens ont plus de difficulté  à définir des priorités communes, créer des structures de gouvernance permettant de les traduire en politiques, et constituer des capacités ».

« Quel leadership après celui des États-Unis? »

« L’Allemagne porte l’ambition que l’Union européenne puisse agir davantage d’elle-même. Elle a conscience des changements géopolitiques régionaux et globaux, de l’affaiblissement  du multilatéralisme et de l’ONU, comme on l’a vu dans la crise syrienne ou en Ukraine. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et la guerre en Ukraine ont été des chocs brutaux, qui ont enclenché des changements considérables dans sa politique de défense. »

« Berlin a dû, en même temps, se résoudre à admettre la transformation radicale de la relation transatlantique, alors que ce lien était un élément fondateur de l ‘Allemagne moderne, post-Seconde guerre mondiale. Depuis des décennies, c’était l’un des deux piliers de sa politique étrangère, l’autre étant l’Europe – c’est-à-dire l’Union européenne et la France. Il y a aujourd’hui un changement de paradigme, dans la mesure où ses problèmes avec les États-Unis ne concernent pas que des sujets techniques mais reflètent des divergences de valeurs, de la façon dont on voit et analyse le monde ».

« La nouvelle orientation américaine pousse à une redéfinition de la relation transatlantique. Cela inclut la réflexion sur une autonomie stratégique européenne dans tous les domaines, y compris les relations commerciales ou le contrôle des données. Ces dernières années, plusieurs discours de hauts responsables allemands, y compris la chancelière, ont reflété cette rhétorique. Mais la défense reste un sujet à part en Allemagne, complexe et controversé, avec de nombreuses questions sur la constitution d’un leadership européen, les institutions, les capacités et les enjeux industriels ».

« Jusqu’à présent, dans l’Otan, le leadership était exercé par les États-Unis. Et aujourd’hui ? Comment faire dans un contexte où les Britanniques risquent de quitter l’Union européenne ? On voit réémerger l’idée d’un trilogue entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, même si celui est hors-UE. Mais l’Allemagne est toujours soucieuse d’associer les ‘petits pays’ aux décisions. Elle se voit comme leur avocat ».

« Vers un conseil européen de sécurité? »

« Cette question conduit à celle des institutions. Berlin préfère la coopération dans des cadres institutionnels établis, comme l’UE ou l’Otan. Or ni l’une ni l’autre ne peut vraiment porter ce projet d’autonomie stratégique. Le président Macron et la chancelière Merkel ont avancé deux visions différentes d’un ‘conseil européen de sécurité’. La version française inclut la Grande-Bretagne et serait donc en-dehors de l’UE. Pour l’Allemagne, c’est presqu’un anathème ! Conceptuellement, elle a beaucoup de mal avec des structures ad hoc, sélectives, exclusives, hors UE et hors Otan. C’est pourquoi elle a tant tardé à rejoindre l’Initiative européenne d’intervention. Et c’est pour cela qu’elle a milité pour que la Coopération structurée permanente , créée fin 2017, s’intègre dans un cadre formel et juridiquement contraignant de l’UE et englobe le plus grand nombre d’États membres possible ».

« Pour Berlin, l’Europe doit avancer groupée, c’est un enjeu d’unité, de cohésion, de solidarité. Il faut éviter tout risque de fragmentation : l’unité est la précondition pour pouvoir agir ensemble. C’est aussi un moyen de gérer la tentation bilatérale avec les États-Unis, à laquelle toutes les capitales cèdent, y compris Paris et Berlin. Ces multiples relations doivent contribuer à l’Europe de la défense, sans l’affaiblir. En fait, quand elle parle d’Europe de la défense, l’Allemagne pense ‘Europe’ tandis que la France pense ‘défense’. »

« L’autonomie stratégique passe aussi par le développement de nouvelles capacités. Que veut-on faire ensemble, en Europe, sachant que des décisions sont à prendre aujourd’hui pour des systèmes qui devront être opérationnels dans les décennies à venir? Le système de combat aérien du futur (SCAF), lancé en 2017, entrera probablement en production en 2040″ !

« Il faut bien repérer les trous capacitaires – conventionnels et nucléaires – qu’un désengagement américain laisserait en Europe. Pour pallier ces manques, il faudra consentir des investissements financiers sur 15 ou 20 ans avec des niveaux d’engagements budgétaires probablement supérieurs à 2% du Produit intérieur brut. C’est à ce prix, et dans un engagement de long terme, que l’Allemagne, la France et d’autres pourront s’approcher de l’autonomie stratégique ».

« L’Allemagne, c’est la Belle au bois dormant »

« Malheureusement, la vision allemande sur tous ces enjeux est depuis quelques temps difficile à déchiffrer. Il y a certes des discours mais ils ne sont pas toujours suivis d’actes. C’est d’autant plus regrettable que l’Allemagne avait bien engagé, depuis 2014, des changements dans sa politique de défense ».

« Aujourd’hui, l’Allemagne, c’est la Belle au bois dormant. D’abord à cause de la situation politique intérieure, avec un gouvernement de coalition faible et une chancelière qui a annoncé qu’elle ne se représenterait pas. Ensuite parce que la plupart des Allemands ne se sentent pas menacés militairement – ils sont beaucoup plus préoccupés par le changement climatique, les migrations, ou un développement économique moins prometteur que durant la dernière décennie. Du coup, peu de responsables politiques prennent l’initiative d’en parler ».

« En revanche, il y a un très fort sentiment de solidarité et de responsabilité envers les partenaires européens. C’est aussi pour cela que la Bundeswehr est très engagée dans l’Otan. Elle dirige un bataillon dans le cadre de la présence avancée renforcée de l’Otan dans les pays baltes. Et elle s’est engagée dans la coalition anti Daech après les attentats de Paris en 2015, et contre le terrorisme dans le Sahel, notamment au Mali. »

« La défense est devenue un enjeu de politique intérieure »

« Mais les équilibres politiques à Berlin rendent difficiles les décisions pour le moyen terme. La coalition entre la CDU/CSU et le SPD, en place depuis mars 2018, existe en grande partie parce les deux partenaires ont estimé que toute autre solution aurait été pire. Mais elle s’est imposée contre leur volonté. Mais elle s’est imposée contre leur volonté, surtout au SPD. Du coup, leur énergie est dépensée à régler leurs problèmes internes et peu d’idées innovantes et courageuses émergent, surtout dans le domaine de la défense ».

« La proximité des élections européennes du 26 mai a exacerbé les tensions. Et ce n’est pas fini, car trois scrutins régionaux auront lieu à l’automne dans trois Länder de l’Est, où le SPD s’attend à chuter tandis que le parti d’extrême droite AfD devrait progresser. Et chacun a en tête que les élections fédérales prévues à l’automne 2021 pourraient bien avoir lieu avant. Nul ne sait quand Angela Merkel cèdera le pouvoir ».

« Dans cette sourde compétition, la défense et la sécurité sont des domaines que le SPD est tenté d’utiliser pour se démarquer des chrétiens démocrates. Il se présente comme un parti pacifiste, éthique et moral, et il caricature la CDU/CSU comme un parti qui soutient l’industrie d’armement et le commerce des armes. De nombreux dossiers stratégiques sont devenus des enjeux de politique intérieure : le gazoduc Nordstream 2; la réponse au retrait américain du traité sur les Forces nucléaires de portée inter­médiaire (FNI) et d’autres questions nucléaires; la politique d’exportations des armements qu’il faut revisiter pour permettre la coopération franco-allemande sur les grands projets industriels structurants tels que le SCAF…

« Le montant du budget de la défense est un enjeu qui dépasse la scène politique allemande. Le ministre des finances social-démocrate Olaf Scholz a prévu de ralentir l’augmentation prévue. Il risque de rester à 1,3% du PIB contrairement aux engagements pris par le gouvernement l’an dernier d’atteindre 1,5 % en 2024, et bien loin des engagements de 2% pris au sein de l’Otan…. Malheureusement, vue la taille du budget allemand et la coopération militaire étroite que Berlin a établi avec plusieurs pays d’Europe, la faiblesse militaire de l’Allemagne ne concerne pas qu’elle mais devient une faiblesse de l’Europe ».

« En fait, tant que ce gouvernement sera là, il ne faudra pas attendre de grandes avancées dans le domaine de la défense. L’Allemagne sera dans une période d’hibernation. On peut néanmoins espérer que de petits pas seront possibles, comme sur les questions d’exportation concernant le SCAF ».

« Les Verts sont capables de briser des tabous allemands »

« Une autre coalition pourrait faire bouger les lignes. Une chose est sûre : il n’y aura pas de nouvelle grande coalition CDU/CSU/SPD. Pour le reste, les options seraient un gouvernement chrétien-démocrate minoritaire, une coalition des chrétiens démocrates avec les Verts et les libéraux du FDP (coalition dite Jamaïque à cause des couleurs associés aux trois partis qui sont celle du drapeau jamaïcain), ou un gouvernement associant la CDU/CSU et les Verts ».

« Ce serait intéressant car les Verts sont engagés dans une réflexion de fond en matière de défense et sécurité, qui furent parmi les questions fondatrices pour leur mouvement dans les années 1970/80. Cela concerne aussi des questions difficiles et controversés dans ce parti comme les armes nucléaires et les exportations d’armes ».

« Les Verts ont montré qu’ils sont capables de briser certains tabous allemand. Comme lorsque Joschka Fischer a plaidé en 1999 pour une participation  à l’opération de l’Otan au Kosovo sans mandat explicite de l’ONU. Parmi les derniers ministres des affaires étrangères allemands, c’est Joschka Fischer, un Vert, chef de la diplomatie pendant sept ans, de 1998 à 2005, qui a été le plus iconoclaste. Les Verts savent créer un débat et le porter devant le public allemand. Or il y a urgence ».

 

Pour aller plus loin

Les articles L’Otan à l’épreuve de Donald Trump et   Europe, le défi de l’autonomie stratégique et , posté sur le site de La Croix les 2 et 3 avril 2019.

L’article A Munich, les Européens pris en otage dans la compétition entre les grandes puissances, posté sur le site de La Croix le 17 février 2019.

Le débat Une vraie armée européenne peut-elle voir le jour ?, posté sur le site de La Croix le 6 novembre 2018

La Coopération au sein de l’Union européenne en matière de défense et de sécurité, telle que présentée sur le site du conseil européen le 22 novembre 2018.

L’article Why joining France’s European Intervention Initiative is the right decision for Germany, posté le 15 juin 2018 sur le site de l’Institut royal des Relations internationales (Egmont) à Bruxelles.

Le livre numérique Autonomie stratégique : le nouveau Graal de la défense européenne, de Frédéric Mauro, posté le 26 mars 2018 sur le site du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité.

L’article Germany’s dangerous nuclear sleepwalking, de Judy Dempsey, posté le 25 janvier 2018 sur le site de la Fondation Carnegie Europe

L’article France moves from EU defense to European defense, de Claudia Major et Christian Mölling, posté le 7 décembre 2017 sur le site de la Fondation Carnegie Europe.

L’étude Entre la crise et la responsabilité : un premier bilan de la nouvelle politique de défense allemande, Note du Cerfa rédigée par Claudia Major et Christian Mölling, postée en décembre 2015 sur le site de l’Institut français de relations internationales.

Jean-Christophe Ploquin

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