Élections européennes, les six enjeux qui inciteront à aller voter

« La vision d’une Union européenne divisée entre vieux et nouveaux États membres est fausse »

Susi Dennison, directrice du programme European Power au European Council on Foreign Relations

Lundi 15 avril 2019, au Cercle de l’Union Interallié

Que veulent-les Européens? Que redoutent-ils? Qu’espèrent-ils? La tâche peut paraitre démesurée de synthétiser leurs attentes. Leurs aspirations, leurs colères, leurs émotions semblent bornées par le cadre national. Les peuples restent empreints de leur histoire. Pourtant, les idées circulent en réseau. Des pulsations profondes font converger les sentiments, les récits, les stratégies politiques. Des événements internationaux impactent simultanément les opinions.

A l’approche des élections européennes du 26 mai 2019, un think tank a voulu capter les tendances sur le Vieux Continent. Implanté dans plusieurs capitales, dont Paris, le European Concil on Foreign Relations (ECFR) a piloté une enquête dans quatorze pays de l’Union européenne, qui représentent 80% des sièges au parlement européen. Les résultats ont été rendus publics le 17 avril. La photographie montre de grandes différences, d’un pays à l’autre, dans le rapport à l’Union européenne, dans l’insatisfaction par rapport au politique, dans les thématiques qui guideront le vote, le 26 mai. Elle conduit aussi à briser certains clichés qui faussent la représentation que l’on peut avoir, en France, des rapports de force intraeuropéens.

L’enquête a notamment cherché à capter la satisfaction et la confiance des sondés envers leurs institutions nationales et envers les institutions européennes. Ce critère distribue les opinions en quatre groupes. 1- Les « partisans du système », qui estiment que les systèmes européens et nationaux fonctionnent correctement. Ils se retrouvent principalement en Allemagne, en Autriche, en République tchèque, au Danemark et en Suède. 2- Les « frustrés pro-européens », qui sont sceptiques quant à leur système politique national et qui perçoivent l’Union européenne comme une organisation poussant à des réformes favorables. Ils sont fortement représentés en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie et en Espagne. 3- Les « Gilets jaunes », qui n’ont plus confiance dans les responsables et les systèmes politiques, que ce soit au niveau national ou européen. Ils sont nombreux en France, en Italie et en Grèce. 4- Les « eurosceptiques nationalistes », qui jugent que le cadre national est opérant et qui voudraient que le pouvoir revienne de Bruxelles à leur capitale. Ils sont concentrés notamment en Autriche et en Italie.

« Cinq mythes déconstruits »

Le rapport de l’ECFR est intitulé « Ce que les Européens veulent réellement : cinq mythes déconstruits ». Il a été rédigé par trois observateurs politiques reconnus, Ivan Krastev, Mark Leonard et Susi Dennison, dont le travail affine la connaissance des opinions sur le continent.

D’abord, le paysage est extrêmement mouvant. Contrairement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, où les positions semblent solidement articulées autour d’une alternative binaire – pro et anti Trump; pro et anti Brexit -, les aspirations de nombreux Européens ne se fixent pas aisément sur tel parti ou tel candidat. D’où une grande fluidité des intentions de vote. Environ cent millions d’électeurs, qui se disent prêts à aller voter, ne savent pas encore clairement quelles listes ils soutiendront.

Ensuite, le clivage progressites/souverainistes n’est pas opérant. L’élection du 26 mai ne sera pas une bataille opposant les partisans d’une Europe ouverte et intégratrice à ceux des États-nations bunkérisés. Les électeurs ne ressentent pas une telle opposition mais attendent différentes formes d’accommodements entre le niveau national et le niveau européen.

Troisièmement, l’immigration ne sera pas le thème central du scrutin, sauf exception. L’enquête montrent que d’autres thématiques sont importantes, à des degrés divers selon les pays. Les migrations restent, certes, un enjeu. Mais cinq autres thèmes apparaissent nettement : la défense et la sécurité dans un monde incertain; le changement climatique; les enjeux économiques et de pouvoir d’achat; le radicalisme islamique; et le nationalisme, perçu comme un risque pour la cohésion du continent.

Quatrième mythe déconstruit : l’Europe n’est pas divisée entre l’Est et l’Ouest, entre une « Europe des pays fondateurs » et  une « Europe du grand élargissement » (2004-2007). Les sondages de l’institut Yougov montrent plutôt une mosaïque de préoccupations et d’intérêts, avec de forts particularismes locaux et des constantes qui se manifestent avec plus ou moins d’intensité selon les pays.

Enfin, pour la première fois, les élections européennes ne seront pas que nationales mais obéiront aussi à des logiques transnationales. Des enjeux sont clairement perçus comme relevant du niveau européen et nécessitant des politiques paneuropéennes : le changement climatique; l’attitude face aux États-Unis et à la Chine; le regain du nationalisme et du protectionnisme dans le monde.

« Des débat existentiels »

Lundi 15 avril, Susi Dennison, directrice du programme ‘Europe Puissance’ de l’ECFR, est venue présenter cette étude à Paris, dans le cadre d’un débat que j’animais et organisé par l’Institut Montaigne. Elle a dialogué à cette occasion avec Nicolas Bauquet, directeur des études de l’Institut Montaigne, et Catherine Fieschi, directrice de Counterpoint, un think tank basé à Londres. Je reprends ici certains de ses propos.

« Pourquoi notre think tank a-t-il décidé de travailler sur les élections européennes alors que notre objectif de départ, depuis notre création en 2007,  est de promouvoir un débat éclairé sur le développement d’une politique étrangère européenne intégrée, cohérente et efficace? »; interroge-t-elle en introduction.

« Il y a deux raisons. D’une part, on assiste ces dernières années à une politisation des sujets de politique étrangère. Les questions sur les rapports entre l’UE et les pays tiers ont davantage d’impact sur les débats domestiques. Cela met plus de pression sur les gouvernements européens et sur les positions qu’ils sont susceptibles de prendre autour de la table du conseil européen ».

« D’autre part, les débats domestiques deviennent assez existentiels pour le projet européen. Or à quoi bon trouver de très bonnes idées de politique étrangère si l’Union n’existe plus ? Nous avons donc décidé de regarder ces élections de plus près ».

« Pas de tribus en Europe »

« Je voudrais revenir sur trois conclusions assez inattendues que nous tirons de nos recherches. Premièrement, l’électorat est très volatil. L’enquête montre que la moitié des électeurs n’ira pas voter. Et parmi ceux qui se rendront aux urnes, il y a une étonnante fluidité dans les intentions de vote. Ainsi, parmi les gens plutôt disposés à voter pour des partis pro européens, 79% se disent tentés par des partis antisystème. Et l’inverse est vrai également. Parmi les gens qui se définissent comme anti européens, 58% sont tentés par l’idée de voter pour un des partis centristes, un parti ‘mainstream’. Au total, cela représente presque cent millions d’électeurs qui ne sont pas fermement décidés dans leur choix ».

« Ce constat démonte un certain discours catégorisant les électeurs en ‘tribus’ très hermétiques et polarisées les unes envers les autres. On le dit souvent pour le Royaume-Uni et pour les États-Unis mais clairement, ce n’est pas ce que l’on trouve en Europe ».

« Deuxième idée : il n’y a pas d’oppositions nettes entre deux visions de l’Europe, par exemple, ouverte ou fermée, mondialiste ou nationaliste. Une des questions que nous avons posées demandait : est-ce que l’identité européenne est aussi importante pour vous que votre identité nationale ? Et bien, les réponses positives ont été plus nombreuses que ce que nous attendions »

« De même, on ne voit pas de divisions entre les vieux États membres et les nouveaux. L’idée d’être Européen est devenue assez normale un peu partout sur le continent. Mais – et c’est un grand « mais » : cela ne veut pas dire que les gens se sentent attachés au projet de l’Union européenne ».

« Il y a par ailleurs le sentiment assez diffus et partagé que les systèmes politiques ne fonctionnent pas, que ce soit au niveau national ou au niveau européen. Globalement, la confiance dans le niveau européen est un peu plus forte que pour le niveau national. Mais c’est bien sûr très varié selon les pays. Le Danemark et la France sont aux deux extrêmes. Au Danemark, 55% des sondés disent que le système politique fonctionne dans leur pays et en Europe. En France, au pays des Gilets jaunes, c’est l’inverse ».

« Six grandes menaces »

« Enfin, troisième enseignement remarquable : les élections européennes ne se joueront pas sur la question de l’immigration. Cela va à l’encontre de ce qu’affirment Matteo Salvini, Viktor Orban ou Steve Bannon. Pour eux, le scrutin se résumera à un référendum pour ou contre les politiques migratoires de l’Union. Or ce n’est pas le cas, ou seulement en partie. Une partie très importante de l’électorat pense à autre chose ».

« Par ailleurs, l’enjeu migratoire renvoie à des préoccupations très diverses selon les pays. Pour certains, il s’agit d’immigration. Mais d’autres sont beaucoup plus préoccupés par l’émigration – donc par le départ de leur population, notamment des plus jeunes ».

« Nous avons posé une question ouverte : pour vous, quelles sont les plus grandes menaces qui pèsent sur l’Union européenne ? Six sujets reviennent fortement, qu’il faudrait traiter distinctement durant la campagne : la radicalisation islamique; l’immigration; l’économie et le pouvoir d’achat; le nationalisme; la Russie et le changement climatique ».

« Nous avons aussi demandé aux personnes sondées si elles pensaient que leurs enfants aurait une vie meilleure que la leur. Les deux tiers ont répondu ‘non’, ils ne s’attendent pas à ce que ce soit mieux. Leur perception n’est pas motivée que par des considérations économiques. Il y a aussi un pessimisme sur l’évolution du système politique, sur la corruption, sur la confiance dans les médias. L’un des défis pour les partis du centre, proeuropéens, est de répondre à cette inquiétude et à cette attente de justice que les partis antisystèmes perçoivent bien et savent utiliser ».

« Autre question posée : si l’Union européenne s’arrêtait demain, quelles seraient les plus grandes pertes? Le plus grand nombre de réponses indique : le marché unique, la libre circulation, la possibilité de vivre et travailler dans les autres pays de l’UE. Et tout de suite après, ce sont des réponses sur l’Europe dans le monde, le fait qu’il est important de faire bloc dans un monde dangereux, de coopérer en matière de sécurité et de défense, de pouvoir agir comme continent face à la Chine ou aux États-Unis, qui apparaissent de plus en plus comme des concurrents. Ce thème est assez haut en Allemagne, par exemple. En miroir, on perçoit une inquiétude vis-à-vis du nationalisme, perçu comme une idée qui peut casser le projet européen ».

« Sans doute un tiers des sièges pour les partis antisystème »

« Au final, quel devrait être les conséquences des élections sur les institutions européennes ? Nous publierons la semaine prochaine des projections sur la composition du parlement, réalisées avec Simon Hix de VoteWatch  à Bruxelles. Elles indiquent que les partis antisystème pourraient bien obtenir un tiers des sièges. Ils disposeront donc d’une plateforme importante au sein du parlement pour diffuser leurs idées et ils pourraient même voire certains des leurs intégrés au sein de la prochaine Commission européenne. Cela aura sans doute un impact dans les négociations sur le prochain budget pluriannuel, car ils demanderont un budget qui reflètent en partie leurs préoccupations, par exemple l’immigration ».

« A plus long terme, je suis optimiste de nature. Je suis frappée par la résilience du projet européen. Il n’y a aucun sujet relevant des compétences de l’Union où nous n’avons pas fait de grands progrès. Et pour un grand nombre d’Européens, cela compte aujourd’hui de se dire Européens ».

« Les gouvernements doivent être vigilants à ne pas mettre tous les problèmes sur le dos de Bruxelles et de l’UE.  On a vu au Royaume-Uni sur quoi débouche ce type de stratégie. Il faut apprendre de cela. Il faut voir aussi, combien les parti antisystème ont changé leur discours sur l’Europe. Ils ne parlent plus de quitter l’Union européenne mais de la changer de l’intérieur, de la transformer en une Europe des États souverains. Les proeuropéens aussi doivent refonder leur vision ».

Pour aller plus loin

Le rapport « Ce que les Européens veulent réellement : cinq mythes déconstruits », rendu public le 17 avril 2019 par le European Council on Foreign Relations (ECFR) (en anglais) et riche de nombreux diagrammes.

« Six choses à savoir sur les élections européennes », une analyse des rapports de forces réalisée par le site agrégateurs de sondage PollsPosition postée le 8 avril 2019.

Le rapport « La France en morceaux », Baromètre des Territoires 2019 réalisé par l’Institut Montaigne et Elabe et dévoilé le 19 février 2019.

La page d’accueil de la campagne Cette fois je vote du parlement européen.

Le dossier de La Croix Elections européennes 2019 : actualités, sondages et listes des candidats

La page d’accueil du dossier dynamique de la Fondation Robert Schuman, consacré aux élections européennes 2019.

Le bilan de l’action des 74 eurodéputés français du parlement sortant établi par le Mouvement européen-France

L’article Un parlement peut ne pas en cacher un autre, de l’ancien eurodéputé Jean-Louis Bourlanges – aujourd’hui député MoDem des Hauts-de-Seine -, paru en octobre 2018 dans la revue « L’Ena hors les murs » et repris sur le site de l’Institut Jacques Delors

 

Jean-Christophe Ploquin

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  1. Rédigé par Denischaz | Le

    Bonjour, abonné à la Croix, je suis surpris par la position éditoriale pro européenne sans nuance du journal.
    Vous nous aviez pourtant habitués à donner sur tous les sujets sensibles des commentaires opposés permettant la construction d’opinion personnelle …
    Pour ce qui est des prochaines élections européennes, rien de tel, mais une avalanche de bonnes nouvelles européenne, sans l’ombre d’un nuage.
    Que se passe t il ?
    Je n’ose imaginer que vous fussiez innocent au point de ne voir dans la communauté européenne que ses atouts. (Atouts biens bien idéalisés : apporterait la Paix, la stabilité, financerait nos déficits, et organiserait, hors de l’abominable patriotisme, la concorde et l’harmonie auxquelles tous aspirent….) en ignorant les multiples dangers qui la menacent à court terme=
    déséquilibre financier intra-européen favorisant trois ou quatre états bénéficiaires;
    absence de vraie politique envers les états laxistes avec l’évasion fiscale;
    montée de chômage; impossibilité de s’unir dans la tempête (… crise migratoire),
    lâche abandon depuis des décennies d’une politique d’ouverture vers la Russie et vers l’Afrique du Nord, nos plus proches voisins;
    exportation de la guerre à l’étranger à la suite des USA;
    abandon d’une souveraineté européenne au profit d’un cadre ultra libéral (Pacte de Marrakech, accords commerciaux libéraux, politique générale en faveur de salaires bas, ouverture des frontières à tous vents…);
    gouvernance non démocratique, avec un parlement aux pouvoirs très limités.
    Je serai heureux de de retrouver dans vos pages l’éclectisme et la justesse de ton qui ont fait jadis la réputation de votre journal.
    bien cordialement,

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