L’Union européenne, comme l’ONU, s’est « félicitée » de la tenue des élections mercredi 25 juin en Libye. Elle les considère comme une « étape cruciale » pour la Libye en proie aux violences et à l’insécurité, surtout dans l’Est.

Les Libyens doivent élire les 200 membres de la future chambre des représentants appelée à remplacer le Congrès général national (CGN), autorité politique et législative du pays, élue en juillet 2012 lors du premier scrutin libre de l’ère post-Kadhafi.

Les Libyens vont-ils pouvoir voter ?

« Dans le Djebel Nefoussa [les montagnes du Nord-Ouest à majorité berbérophones], les habitants savent à peine qu’il y a des élections », témoigne le P. Dominique Rézeau, l’un des très rares Français – et Occidentaux – encore présents en Libye. « Le taux de participation sera terrible. S’ils sont 500 000 à aller voter, ce sera sans doute le maximum », redoute Mattia Toaldo, du Conseil européen des relations internationales (ECFR).

Seuls 1,5 million de Libyens se sont inscrits sur les listes électorales, quand ils étaient 2,8 millions inscrits en 2012, sur une population de 6 millions. « Ce scrutin est totalement déraisonnable, la situation sécuritaire est très problématique. Nombre de bureaux de vote ne seront même pas ouverts », ajoute Taoufik Bourgou, politologue à l’université de Lyon-III.

Le général Khalifa Haftar, qui mène une offensive anti-islamiste dans l’est libyen depuis le 16 mai, a annoncé une trêve pour le jour des élections, mais pas les milices islamistes, ce qui fait redouter un regain de violences dans la journée.

Qu’attendre de ce scrutin ?

« Ces élections pourraient être un facteur d’accélération de la crise, plus qu’un apaisement, estime Mattia Toaldo. Une conciliation politique était un préalable indispensable à un semblant de normalité pour la tenue de ces élections. » Medhi Taje, expert en géopolitique, veut toutefois voir dans la récente décision de transférer le futur Parlement de Tripoli à Benghazi une tentative d’apaisement contre les tentations fédéralistes de la région Cyrénaïque de l’Est.

Cependant nul ne sait à quoi s’attendre avec ce futur Parlement. Les 1 628 candidats sont des « indépendants », aucune liste de parti n’était autorisée. Les alliances et les blocs au sein de la nouvelle instance se dessineront après les élections. « En quoi le nouveau Parlement sera-t-il plus légitime que l’actuel ? interroge Mattia Toaldo. Il n’y a même pas d’accord entre les différentes factions pour la reconnaissance des résultats. »

Y a-t-il un risque d’éclatement du pays ?

Tous les yeux sont tournés vers le général Haftar et sa « guerre pour la dignité » menée contre les islamistes. L’ancien chef d’état-major de l’armée libyenne dans les années 1970-1980, désavoué ensuite par le colonel Kadhafi, a passé vingt ans aux États-Unis, avant de revenir en Libye en 2011. « C’est un homme qui peut faire le pont entre l’Est et l’Ouest. Sa tribu, al-Farjani, est à cheval entre Cyrénaïque et Tripolitaine. Les chefs d’état-major des trois armées l’ont rallié, de même que plusieurs tribus et même certains fédéralistes, etc. », explique Medhi Taje.

« Si son coup de force contre les islamistes réussit, poursuit l’expert, ce sera l’avènement d’un régime militaire avec le soutien des pays voisins. Un arc se dessine, du Maroc à l’Arabie saoudite en passant par l’Égypte et l’Algérie, favorable à l’éradication des Frères musulmans en Libye. » Ce scénario contre-révolutionnaire à l’égyptienne serait pour certains le moins mauvais face au risque d’embrasement.

« La Libye subit des influences. Si l’on y met le doigt, les impacts sont considérables. C’est un véritable jeu de tectonique des plaques du monde arabe, explique Taoufik Bourgou. Le camp saoudien joue la double carte du salafisme et du général Haftar pour constituer un front anti-chiite, le Qatar soutient les Frères musulmans. Ce qui dans les deux cas revient à empêcher l’avènement de la démocratie. Et les États-Unis, l’Europe, la France, qui ont pris part au renversement de Kadhafi, n’ont ni vision ni doctrine », estime-t-il. Selon le politologue, la Libye est proche de la situation irakienne : « C’est un bourbier qui entre dans une zone grise. »

La Libye va-t-elle à nouveau produire du pétrole ?

Le CGN sortant a finalement réussi à adopter dimanche un budget pour l’année 2014 de 35 milliards d’euros. Il repose sur une production pétrolière de 800 000 barils par jour, soit la moitié des 1,5 million de barils que produisait auparavant la Libye, les hydrocarbures représentant plus de 96 % du PIB.

Or les puits de pétrole, situés à l’est du pays, sont bloqués depuis l’été 2013 par les rebelles autonomistes qui contestent l’autorité de Tripoli. « L’actuel CGN est une assemblée fantoche. Que maîtrisera la prochaine ? Pourra-t-elle résoudre cette prise d’otages des puits pétroliers qui a déjà coûté 18 milliards de dollars à la Libye ? », interroge Mehdi Taje. Autres signes de tension, l’essence, pourtant importée, fait défaut dans le pays depuis deux semaines en raison de blocage des réserves.

Faut-il s’attendreà toujours plusde migrants transitant par la Libye ?

Human Rights Watch vient de publier un rapport terrifiant sur les actes de torture perpétrés dans les 19 camps de rétention de migrants officiellement sous contrôle du ministère de l’intérieur. « Mais qui contrôle qui ? Ce sont souvent des milices qui œuvrent pour le compte du ministère. Et combien de lieux non officiels de rétention existe-t-il dans le pays ? », interroge Gerry Simpson de l’ONG.

Personne ne sait combien de migrants attendent en Libye une traversée vers l’Europe. Deux à trois millions comme le prétend le ministre du travail libyen ? « Ils sont assurément plusieurs centaines de milliers », poursuit Gerry Simpson. « Il est certain que les migrants font partie du trafic généralisé en Libye, avec les armes et la drogue, qui financent les bandes et milices », affirme Alain Rodier, du Centre français de recherche sur le renseignement.

La Libye est ainsi devenue le point de passage privilégié pour gagner l’Europe par la mer. « On peut tabler sur un flux de 100 000 personnes pour cette année », pronostique Gerry Simpson. « C’est à la fois beaucoup et très relatif », ajoute-t-il, rappelant que « l’Allemagne à elle seule avait accueilli 300 000 personnes en 1992-1993 lors de la guerre en Bosnie. »

Quelle est la situation des chrétiens ?

« Il n’y a pas de conflit confessionnel en Libye », affirme le P. Rézeau. D’après lui, les chrétiens, qu’ils soient occidentaux, philippins ou subsahariens, y sont tout à fait tolérés, et si les subsahariens vivent difficilement, c’est plutôt en raison d’un racisme anti-Noirs bien ancré. « Les Philippins sont restés dans leur grande majorité – ils font fonctionner les hôpitaux », précise le P. Rézeau.

Toutefois les chrétiens sont « en sursis » dans le pays, selon son expression, en raison de l’insécurité. Les Occidentaux ont, eux, déjà quitté la Libye pour la plupart. Ce tableau souffre d’une exception de taille : de nombreux Coptes égyptiens ont été acculés au départ. « Les prêtres coptes ont dû partir, déplore Dominique Rézeau, la grande église de Tripoli est fermée. Pour les islamistes, être à la fois arabe et chrétien, c’est inadmissible. »