La Chine guette les failles du leadership américain en Asie

« Xi Jinping pense que les États-Unis sont en déclin »

Jonathan Fenby, co-fondateur et directeur de recherches à la compagnie Trusted Sources

Jeudi 12 février, à la Fondation Calouste Gulbenkian

Fenby

Le président chinois Xi Jinping a décidé d’organiser quatre grands défilés militaires durant les prochaines années, rompant avec les pratiques plus discrètes de ses prédécesseurs. Le premier aura lieu le 3 septembre à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale. Les trois autres parades sont prévues le 1er août 2017, à l’occasion du 90e anniversaire de l’APL; le 1er octobre 2019, pour le 70e anniversaire de la République populaire; et le 1er juillet 2021 pour marquer les 100 ans du Parti communiste chinois (PCC). Le président passera à chaque fois les troupes en revue et sera salué par les principaux commandants de l’Armée populaire de libération (APL) lors de ces cérémonies qui seront retransmises en direct.

Rendu public la semaine dernière, ce programme illustre l’analyse de Jonathan Fenby sur la stratégie du président Xi Jinping – élu en mars 2013 et qui devrait effectuer au minimum deux mandats de cinq ans à la tête du parti communiste chinois et de l’État. Pour ce chercheur britannique, ancien directeur de l’hebdomaire The Observer puis du quotidien de langue anglaise The South China Morning Post, Xi entend montrer qu’il contrôle pleinement le parti, le gouvernement et l’armée, les trois principales institutions du pays. Aujourd’hui directeur de recherches à la compagnie Trusted Sources, ancien chef du bureau de Reuters puis de The Economist à Paris, Jonathan Fenby a développé ( « in French » ) son analyse jeudi 12 février lors d’une conférence à laquelle participaient également Robert Dujarric  et François Godement et organisée par le European council on foreign relations dans les locaux de la fondation Calouste Gulbenkian.

« Xi Jinping commence à citer Mao »

« Xi Jinping a pris les commandes il y a moins de deux ans et il tranche, depuis, par rapport à ses prédécesseurs », commence-t-il. « Il est plus fort, plus déterminé dans les affaires intérieures du pays. Il commence à citer Mao, la lutte des classes, contrairement à ses prédécesseurs Hu Jintao et Jiang Zemin. Ce n’est pas tant une référence idéologique qu’une façon de marquer que la Chine a besoin d’une direction forte et qu’il est prêt à discipliner le parti et à assumer une verticale du pouvoir. Il estime que l’autorité du parti et le système de gouvernance se sont affaiblis ces dernières années. Il veut un instrument de puissance fort et efficace. Aujourd’hui, il occupe sept fonctions de niveau supérieur – une par jour ! ».

« Le rêve chinois »

« Xi Jinping a aussi parlé du ‘rêve chinois’, comme une sorte de miroir au rêve américain », rappelle Jonathan Fenby. « De quoi s’agit-il? Une jeune Chinoise croisée dans une ville de l’intérieur m’a répondu : ‘que les trains arrivent à l’heure!’ En fait, il veut faire de la Chine une grande puissance régionale, et même globale. Il veut que le monde reconnaisse la Chine comme l’égale des États-Unis ».

« Rendre l’armée plus efficace, moins corrompue »

« C’est en Asie que cette ambition est la plus visible », poursuit-il. « Ces dernières années, le développement de l’Armée populaire de libération (APL) se poursuit à vitesse accélérée. Les États-Unis sont toujours beaucoup plus puissants, grâce notamment à une une grande avance technologique. Mais il y a des secteurs dans lesquels l’APL a fait de grands progrès, dans les sous-marins par exemple. Cela pourrait lui donner les moyens de mener une guerre asymétrique. Depuis deux ans, il y a eu un grand effort pour rendre l’armée plus efficace, moins corrompue. C’est l’armée du parti, bien sûr, plus que l’armée de l’État ou du peuple ».

« Des différends territoriaux insistants »

« L’affirmation de la puissance chinoise se manifeste notamment à travers des différends territoriaux persistants avec le Japon », ajoute le spécialiste de la Chine chez Trusted Sources. « Le différend entre les deux pays est d’abord historique. En 1894, le Japon a anéanti les forces impériales chinoises. En 1931, il a occupé la Manchourie et a mené la guerre sur le sol chinois de 1937 à 1945. Toutes les violences et exactions perpétrées alors restent très vivantes dans la mémoire collective ».

« Les deux grands ennemis : le féodalisme et le Japon »

« Au musée national à Pékin, on explique qu’il y a deux grands ennemis de la Chine », témoigne-t-il. « Le féodalisme, qui a été renversé par le communisme; et le Japon, présenté comme un terrible oppresseur dans les manuels d’histoire – ce qui fut vrai. Du coup, il y a très régulièrement des incidents marquant une hostilité envers le Japon – même si beaucoup des protestataires roulent en Honda ou en Toyota ».

« Pékin et Tokyo exploitent le filon du nationalisme »

« Pékin met la pression sur les ilots inhabités de Diaoyu/Senkaku. C’est ridicule », lâche Jonathan Fenby. « Mais il semble que les deux pays ont intérêt à ce que la querelle continue. Les deux gouvernements exploitent le filon du nationalisme. J’étais à Pékin lors du dernier sommet de l’Apec. Xi Jinping, en tant qu’hôte, se devait d’accueillir le premier ministre japonais Shinzo Abe, mais il a pris soin de le faire attendre cinq minutes et de ne pas lui répondre en lui serrant la main ».

« Le Vietnam a reçu des bateaux de l’US Navy »

« Pékin pousse ses revendications en mer de Chine du sud mais cela a été contre productif », relève-t-il. « Le Japon et les Philippines se sont placés sous la protection stratégique américaine. Même le Vietnam a commencé à recevoir des bateaux de l’US Navy. En fait, Pékin revendique sa souveraineté sur une chaîne d’îles qui va d’Okinawa (Japon) à Taïwan et aux Philippines, autant de pays où les États-Unis sont présents militairement ».

> A voir : une carte sur les iles réclamées par la Chine

« Des patrouilles américaines à 100 km des côtes chinoises »

« Les bateaux et les avions américains patrouillent en permanence à 100 ou 150 kilomètres des côtes continentales chinoises », explique l’expert. « Pékin perçoit tout cela comme une stratégie d’encerclement et veut en sortir. En juin 2013, lorsque Xi Jinping a rendu visite à Barack Obama en Californie, il lui a dit que l’océan Pacifique était assez grand pour leurs deux pays et que Washington pouvait déplacer ses forces de la base d’Okinawa vers Guam ou Hawaï. Les Américains ne le feront pas, bien sûr. De même, le TPP, un traité multilatéral de libre échange négocié par douze pays riverain du Pacifique, dont les États-Unis, mais pas la Chine, est perçu à Pékin comme une alliance adverse ».

« Une vive concurrence en Asie du Sud-Est »

« Le panorama s’étend ensuite jusqu’à l’Asie du Sud-Est, un ensemble  de 550 millions d’habitants où une vive concurrence oppose le Japon et la Chine pour des investissements d’infrastructures notamment », souligne-t-il. « Les investissements japonais en Chine ont baissé de 40 % en 2014 et beaucoup se sont reportés vers l’Asie du sud-Est ».

« L’Inde entre dans le grand jeu »

« Et puis il y encore l’Inde, qui entre dans le grand jeu, cela ne fait pas de doute. Le nouveau premier ministre Narendra Modi défend clairement une politique régionale plus affirmée. Cela fait beaucoup de changements, qui se déroulent sans cadre régional structuré. La Chine privilégie toujours les relations bilatérales. Elle n’aime pas les grosses organisations ».

« Ce n’est pas l’Europe de 1914 »

« Faut-il admettre pour autant la comparaison entre l’Asie d’aujourd’hui et l’Europe de 1914, avant la première guerre mondiale, comme le font certains? », questionne Jonathan Fenby. « Non, car chacun perçoit que la guerre serait assurément une catastrophe pour tout le monde. Mais le cadre régional est de fait très fragmenté et fragile ».

« Les États-Unis veulent-ils devenir la grande puissance du Pacifique? »

« Beaucoup dépendra de la stratégie des États-Unis », précise-t-il. « Veulent-ils s’impliquer dans la région? Veulent-ils devenir la grande puissance du Pacifique, avec l’appui du Japon? Si oui, il y aura un risque de conflit avec la Chine. Si non, quels équilibres ces deux puissances trouveront-elles? Je ne crois pas que la Chine puisse remplacer rapidement les États-Unis dans l’exercice d’un leadership régional. Je crois qu’elle ne le veut pas. Mais elle veut se garantir la possibilité de prendre des initiatives quand elle le souhaite, à tout moment ».

« La Chine se ménage de plus en plus d’espaces libres »

« Xi Jinping pense que les États-Unis sont en déclin, qu’ils s’affaiblissent », assure l’expert de Trusted Sources. « Son projet n’est pas que la Chine prenne leur place, mais qu’elle se ménage de plus en plus d’espaces libres à exploiter, en Asie et dans le monde. A l’heure actuelle, il joue sur les doutes de l’Amérique quant à son rôle de leader mondial ».

« Poutine, sur la banquette arrière »

« Les difficultés de la Russie, par exemple, sont une aubaine pour Pékin », note-t-il. « En mai 2014, c’est un Poutine suppliant qui est venu à Pékin négocier un accord sur la vente de gaz russe à la Chine. Le prix du mètre cube a été sensiblement revu à la baisse. Et cela va sans doute continuer. Il y a aussi d’importants projets ferroviaires pour relier Pékin à Moscou, assurés par des entreprises chinoises. Un jour se posera la question des vastes espaces ouverts en Sibérie. Aujourd’hui en tout cas, Xi Jinping a clairement le sentiment qu’il a le volant en main et que Poutine et sur la banquette arrière, en situation de dépendance ».

« Un conflit serait désastreux pour le commerce, donc pour l’économie »

« Pékin avance ainsi ses pions, mais en sachant qu’un conflit serait désastreux pour son développement économique, donc pour la stabilité du régime, ce qui pourrait mettre en jeu la suprématie du parti communiste », rappelle Jonathan Fenby. « Le commerce est le moteur de sa croissance, son modèle économique est jusqu’ici fondé sur les exportations. Une guerre en mer de Chine, par exemple, serait dangereuse pour l’économie du pays et aussi d’ailleurs pour la fortune des dirigeants du parti et du pays qui ont de plus en plus directement partie liée avec le monde des affaires, personnellement et/ou via leurs familles »

« La Chine a été une aubaine pour le consommateur américain »

« La Chine a été la grande bénéficiaire de la globalisation », conclut-il. « Le monde aussi en a profité, bien sûr. Le phénomène a été une aubaine pour l’Amérique dans les années 1980, 1990 et 2000, où l’usine du monde tirait les prix de la consommation vers le bas et recyclait des milliards de dollars dans l’économie américaine. On peut même dire que la Chine a indirectement financé la guerre de George W. Bush en Irak. En Chine, des centaines de millions de personnes sont sorties de la pauvreté absolue ».

« La fin de la période gagnant-gagnant »

« Mais l’équation se pose aujourd’hui différemment », clarifie-t-il. « Le parti va devoir faire évoluer l’économie dans un cadre de croissance moins forte, de hausses rapides des salaires, d’augmentation des taux de crédits. Après 35 ans où le développement de la Chine s’est fait dans un rapport gagnant-gagnant avec les États-Unis et le reste du monde, les rapports vont devenir plus difficiles ».

 

Pour aller plus loin

– Le post du 3 mars 2014 sur « Le rêve chinois des Chinois », sur le blog Casse tête chinois de Dorian Malovic;

L’article paru le 29 avril 2014 dans Le Temps de Genève : Les Philippines redeviennent le pivot américain en Asie du Sud-Est »;

– Le blog Paris Planète du 4 juillet 2014 : « La crise en Ukraine réduit les options de la Russie face à la Chine »;

– Le blog Paris Planète du 24 septembre 2013 : « Pourquoi l’Inde s’arme contre la Chine »;

– Le blog Paris Planète du 7 juin 2013 : « Chine, États-Unis, Europe se redistribuent les cartes du commerce« .

Jean-Christophe Ploquin

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