Sous la direction du président Emmanuel Macron, la France a été l’un des seuls acteurs européens à proposer une réponse au retranchement américain au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en tentant de s’adapter à une région multipolaire où les acteurs du Golfe, jusqu’à présent en sommeil, influencent désormais des conflits qui vont de la Libye au Soudan, en passant par la corne de l’Afrique et le Yémen.

Paris a fait preuve de bonnes intuitions, notamment à propos du basculement de l’équilibre des pouvoirs dans la région vers le Golfe, ainsi que de la recherche par les acteurs du Golfe de nouveaux interlocuteurs stratégiques en Europe avec l’effacement du Royaume-Uni, absorbé par le Brexit. Mais les politiques unilatérales et impatientes de la France envers le Golfe et sa réticence à intégrer ses efforts dans le cadre d’une « Europe géopolitique » risquent de se révéler dangereusement contre-productives.

Le partenariat stratégique avec les Émirats arabes unis

Le Président Macron ne peut pas se frayer un chemin seul dans la complexité des dynamiques géopolitiques moyen-orientales sans tomber dans les lignes de fractures régionales, allant donc à l’encontre des intérêts français et européens dans de nombreux dossiers. La situation en Méditerranée orientale en est actuellement l’exemple parfait.

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Au cours de la dernière décennie, Paris a établi un partenariat stratégique avec les Émirats arabes unis (EAU), une monarchie du Golfe certes petite mais très active et avec des ambitions de leadership régional. Cette relation est guidée par de nombreux facteurs, y compris par une hostilité commune envers l’islam politique. S’unissant actuellement autour d’une rivalité commune avec la Turquie, ce partenariat se développe particulièrement en Méditerranée orientale, où les deux pays s’efforcent d’empêcher les « Islamistes » de s’implanter.

Pour les EAU, le partenariat avec la France s’intègre à une plus grande stratégie. L’objectif d’Abou Dabi est de devenir le partenaire de choix, une forme de copilote, pour les acteurs internationaux les plus influents dans la région. Alors que la France joue ce rôle dans certains domaines, le premier choix d’Abou Dabi reste évidemment les États-Unis, où les Émiriens disposent d’une influence significative. Leurs autres options sont de s’engager davantage auprès de la Russie en Libye et en Syrie, et de se coordonner avec la Chine sur leur politique portuaire, ce qui aurait de nombreuses répercussions pour la France et pour l’Europe.

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En même temps, les Émirats arabes unis voient la lutte contre le front islamiste composé de l’argent qatarien et des « muscles » turcs comme un jeu à somme nulle existentiel. Cela guide la confrontation énergique des Émirats face à ce front en Libye, leur déploiement de F-16 en formation conjointe avec la Grèce en 2020 et leur participation à des exercices militaires grecs depuis 2018.

L’inquiétude de la Turquie

Paris a évidemment raison d’établir un dialogue géopolitique avec les monarchies du Golfe – en particulier celles qui sont aussi actives que les Émirats – dans un Moyen-Orient multipolaire. Mais les intérêts communs ne devraient pas obliger la France à devenir partie prenante d’un conflit régional plus large qui risque d’exploser en Méditerranée orientale. En réalité, aux yeux d’Ankara, ce contexte donne à la coordination entre la France et les Émirats en Méditerranée orientale un caractère inquiétant.

En effet, les efforts de la France pour permettre une Pax Mediterranea risquent d’être mis en danger alors que la situation en Méditerranée orientale se caractérise de plus en plus par une lutte entre les Émirats arabes unis et la Turquie, et se prend dans les filets de conflits liant les guerres en Libye et en Syrie. Les intérêts européens pour la stabilisation de la Libye et pour un apaisement des tensions avec la Turquie en Méditerranée orientale en ont souffert.

La France doit rééquilibrer sa stratégie

Afin de préserver la Pax Mediterranea et si elle veut guider le MED7 vers une solution non-militaire durable à la confrontation avec la Turquie en Méditerranée orientale, la France doit rééquilibrer sa stratégie dans la région en s’éloignant des acteurs du Golfe. Plus généralement, il est essentiel que Paris élargisse ses horizons afin de travailler à la stabilisation plus large du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

En développant une stratégie plus large dans le Golfe et au Moyen-Orient, plutôt qu’en se concentrant sur des relations stratégiques avec des acteurs individuels, Paris pourrait peser davantage face aux divergences destructrices en jeu dans la région. Dans le cadre de la logique d’un « en même temps » propre au Président Macron, cette approche permettra à la France de mieux intégrer ses objectifs régionaux au sein d’une approche plus stratégique.

La France devra par exemple convaincre et associer l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Koweït dans son soutien à la souveraineté de l’Irak. S’engager davantage dans un dialogue avec le Qatar, le principal soutien financier de la Turquie, pourrait également donner à Paris un meilleur accès à ces acteurs régionaux qui sont de l’autre côté du spectre idéologique régional par rapport aux Émirats, mais qui jouent tout de même un rôle essentiel dans la région.

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Une telle diversification est aussi cruellement nécessaire en Libye, où les efforts menés par les Émirats pour soutenir la charge du Général Haftar contre le gouvernement reconnu par les Nations unies ont été entièrement contre-productifs. Ils ont contribué à l’aggravation du conflit en Libye, alimenté la contre-escalade turque en Méditerranée orientale et exacerbé les divisions entre Européens.

Priorité à la cohésion européenne

Mais la France doit aussi tirer un enseignement supplémentaire des évolutions récentes : Paris doit faire bien plus pour donner la priorité à la cohésion européenne dans cette perspective, renonçant à ses initiatives unilatérales. Les difficultés françaises en Méditerranée orientale, en Libye et dans d’autres endroits de la région devraient rendre évidente la nécessité pour Paris de faciliter une posture européenne plus cohérente face à ces problèmes et dans son implication avec les acteurs régionaux. Bien que ce soit un processus lent et frustrant, la création d’un consensus européen profond est nécessaire de toute urgence si l’Union européenne veut éviter d’être affaiblie de l’intérieur et sermonnée par l’extérieur.

En Méditerranée orientale ainsi que, de manière plus générale, dans tout le Moyen-Orient, la France doit diversifier ses liens et accompagner l’avènement d’une Europe géopolitique si elle veut véritablement être aux commandes.