Union européenne : remonter jusqu'à l'erreur d'aiguillage

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Il est utile de relire les ambitieuses Histoires de l'Europe, publiées durant l'époque de grâce européenne 1989-2008.

Hier, je vous ai parlé d'un article publié dans le numéro en cours de la New York Review of Books. Son auteur, Timothy Garton Ash, y observe que la plupart des grandes histoires de l’Europe ont été publiées durant la période qui s’étend de 1989 à 2008. Mais que les historiens qui entreprendront de raconter l’histoire de l’Europe depuis 2008 adopteront un angle très différent.

Tout projet de cette ampleur suppose, en effet, une forme de téléologie. On écrit généralement l’histoire à partir d’un point d’arrivée supposé, qui est censé en éclairer le déroulement. Après les révolutions de velours de 1989 et avant la crise de 2008, on écrivait l’histoire de l’Europe à partir de l’idée de son unification progressive ; telle semblait la conclusion logique d’une trajectoire pleine de rivalités et de conflits dépassés. Aujourd’hui, l’UE est menacée d’implosion par l’échec de l’euro, la multiplication des lignes de fracture et le risque d’effet-domino du Brexit. Le mouvement vers l’unité n’apparaît plus comme une nécessité historique. C’est vers l’Etat-nation que les peuples, inquiets, se tournent pour lui réclamer de la sécurité. Or, celui-ci ne peut que décevoir, car il a perdu une bonne part de ses anciennes capacités. D’où l’appel à l’homme fort, le goût de la démocrature.

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Lorsqu’un acteur politique subit un échec aussi complet, on a recours aux historiens, justement. On leur demande de remonter le cours du temps, afin d’identifier quelles erreurs d’appréciation ont pu être commises par les décideurs du moment, à quel moment a été choisi le mauvais aiguillage, qui a provoqué l’échec présent. C’est à ce prix, en effet, qu’un nouveau cap, correcteur, peut être adopté par les dirigeants de l’heure.

Alors, plongeons-nous un instant dans ces ambitieuses histoires de l’Europe qui ont presque toutes été publiées durant cette heure de gloire européenne, qui suivit la révolution tranquille accomplie par les peuples d’Europe centrale contre la tyrannie communiste – ce que Garton Ash lui-même a appelé « la réfolution », une révolution réformiste et sans effusion de sang, menée par des modérés.

La plus ambitieuse de toutes ces histoires, celle de Norman Davies, Europe a History, traduite dans une vingtaine de langues, mais pas en français, a été publiée en anglais en 1996. Son auteur s’arrête précautionneusement à la dislocation de l’Union soviétique. A ses yeux, le Rideau de Fer avait constitué un cadre rassurant pour les dirigeants des deux côtés. Mais il menaçait, écrit-il, de « faire de l’Europe de l’ouest un club de riches messieurs, à courte-vue et satisfaits d’eux-mêmes, peu soucieux du bien-être des autres. » La perspective de voir l’Union européenne accepter l’adhésion de ce qu’il appelait alors l’Europe 2 (Tchèques, Slovaques, Hongrois et Polonais) lui semblait éloignée et plus lointaine encore, celle de l’Europe 3 (les autres anciens pays du Bloc soviétique redevenus indépendants, parmi lesquels la Roumanie et la Bulgarie). Et il prévenait : les institutions qui ont permis d’agir aux « Six », puis aux « Douze » ne permettront pas de gérer une Union élargie à l’est… On tient là l’une des premières explications de nos actuels déboires.

Il est vrai que le système de prise de décisions au sein de l’Union européenne a, en effet, montré ses limites à l’occasion de deux crises récentes. Face à la crise de l’euro, d’abord, face à celle des migrants, ensuite.

En effet, dans le premier cas, des personnalités venus d’horizons aussi différents que Joseph Stiglitz, Han-Werner Sinn ou François Heisbourg, ont montré qu’une monnaie commune sans convergence des politiques budgétaires et sans création d’un Trésor commun, loin de faire converger les économies des partenaires, allait au contraire, les faire diverger. Et la gestion de la crise a été de facto concédée à une institution non élue et peu contrôlée, la BCE.

Face à la crise des migrants aussi, on a vu l’UE incapable d’assumer des décisions communes. Entre les pays qui ont pris accueilli un million de personnes en un an, comme l’Allemagne, et ceux qui n’en ont voulu aucun, comme ceux d’Europe centrale, il n’y avait pas de compromis possible. La chancelière allemande a pris toute sorte d’initiatives, comme d’aller négocier avec le président de la République turc, au nom de l’Europe et sans mandat.

L’historien et homme politique républicain Giuseppe Galasso a, lui aussi, publié en 1996, comme Norman Davies, une copieuse Storia d’Europa dont les trois volumes ont, là encore, découragé la traduction française. Et c’est dommage. Il y pointait, en effet, plusieurs signes de faiblesse européenne, précurseurs de la crise actuelle. En particulier, l’incapacité manifestée par les Européens face aux guerres de succession yougoslave. Comme on s’en souvient peut-être, ce sont les Etats-Unis, à l’époque dirigés par Bill Clinton, qui ont mis fin à l’interminable siège de Sarajevo et aux provocations suivantes de Karadzic et Milosevic. L’Union européenne, divisée sur ce dossier entre les deux membres de ce que Galasso appelle le « directoire franco-allemand », s’était, en effet, révélée incapable de résoudre un conflit dangereux dans sa périphérie immédiate.

L’UE compte trop d’intérêts divergents, trop de sensibilités éloignées pour parvenir à se comporter comme une puissance. Or, le monde dans lequel nous sommes entrés est un monde « hobbesien », comme l’écrit Mark Leonard, le directeur du European Council on Foreign Relations. Toute la question, c’est : l’UE était-elle trop en avance ? Ou bien : s’est-elle trompée de monde, en croyant pouvoir favoriser le droit international au détriment des rapports de puissance ? A-t-elle péché par idéalisme ? Ou cet idéalisme, comme le disait Nietzsche, était-il le masque de son impuissance ?

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