L’Irak entre élections et djihad

Myriam Benraad analyse les violences et les élections prochaines en Irak. 

La violence des événements qui touchent l'Irak depuis plusieurs mois – du démantèlement d'un camp de manifestants sunnites à Ramadi fin 2013 à l'envoi de l'armée et des forces de sécurité par le premier ministre chiite Nouri Al-Maliki pour réprimer la contestation – pose non seulement la question du futur de la transition irakienne à l'approche des élections législatives maintenues au 30 avril 2014, mais aussi celle de l'emprise de la mouvance salafiste-djihadiste sur le pays. Depuis que la ville de Fallouja, ancien fief de la résistance à l'occupation, est tombée aux mains de l'État islamique d'Irak et du Levant (EIIL) en janvier 2014, les attentats se sont multipliés à travers tout le pays, causant la mort de plusieurs centaines de civils et repoussant toujours plus l'horizon de la paix et de la stabilité.

 

Depuis longtemps au cœur de l'actualité, du fait de ses campagnes spectaculaires d'attaques et d'assassinats, la mouvance djihadiste en Irak reste paradoxalement méconnue, qu'il s'agisse de sa composition sociologique, de ses objectifs idéologiques et de sa trajectoire. Le coup de force récemment opéré par ses membres est loin d'être le premier, de la même manière qu'évoquer un « retour » du terrorisme relèverait ici d'une erreur d'appréciation. La violence n'a, de fait, jamais quitté le paysage irakien depuis la chute de Saddam Hussein, l'internationale djhadiste ayant réussi à infiltrer le pays bien avant l'invasion militaire des États-Unis. Puis, en août 2003, l'explosion du quartier général des Nations Unies à Bagdad coûtait la vie au représentant brésilien Sergio Vieira de Mello. Quelques jours plus tard, c'est une mosquée de la ville sainte de Nadjaf qui était prise pour cible, marquant le début d'une vague ininterrompue d'attentats visant aussi bien les lieux de culte et que les populations civiles chiites. En octobre 2004, à la veille du siège de Fallouja, Abou Mousab Al-Zarkaoui, combattant jordanien ayant fait ses armes en Afghanistan et adoubé par Ben Laden, annonçait la création officielle de la branche d'Al-Qaïda en Irak.

 

Pendant toute l'occupation, les djihadistes ont considéré qu'Américains et chiites « mécréants » étaient tous deux les ennemis éternels du sunnisme et devaient être vaincus avec la même force. Le chaos s'est ainsi durablement installé, surtout au fil de chaque nouvelle échéance électorale. Al-Zarkaoui a habilement exploité le sentiment d'humiliation de nombreux sunnites pour faire d'Al-Anbar, leur principale province située à l'ouest, le bastion du jihad anti-américain. L'amertume des sunnites s'est traduit, en 2005, par un boycott du premier scrutin et leur radicalisation accrue. Tout d'abord nationalistes, les insurgés se sont ainsi salafisés, greffant sur leur objectif de libération de l'Irak une lutte à mort contre les chiites et « collaborateurs ». En février 2006, les violences ont culminé avec la destruction du mausolée chiite de Samarra en causant une quasi guerre civile. Exaspérées, certains sunnites ont alors commencé à dénoncer Al-Qaïda, tandis que certaines tribus ont fait le choix de se rapprocher des troupes étrangères.

 

Ainsi a pris corps, courant 2007, le réveil tribal sunnite (Sahwa en arabe), à l'origine d'une amélioration significative de la sécurité. Par cette alliance de circonstance avec Washington, les tribus entendaient aussi récupérer le contrôle de la contrebande que Saddam Hussein leur avait concédée du temps de l'embargo et accaparée à partir de 2003 par les djihadistes. Peu avant sa mort dans un raid à Baqouba, Al-Zarkaoui avait lui-même compris l'importance de sa succession et de la jeune génération d'Irakiens qui succéderait aux combattants étrangers. Cette irakisation allait doter la lutte d'un projet politique distinct pour les sunnites, marginalisés des sphères du pouvoir. À la mi-octobre 2006 a donc été proclamé un État islamique d'Irak par le dirigeant d'Al-Qaïda, Abou Omar al-Baghdadi, couvrant plusieurs provinces sunnites et supposé servir de prélude à la restauration du califat. Après 2011, la crise syrienne a offert à ses membres une ouverture vers le Nord et conduit, en avril 2013, anniversaire des dix ans de la chute de Bagdad, à la formation de l'EIIL.

 

Une décennie après les affrontements qui avait opposé les jhadistes aux forces américaines, de loin les plus meurtriers de toute la période d'occupation, la prise de Fallouja et d'autres zones d'Al-Anbar par l'EIIL est un symbole. Elle témoigne, si d'aucuns en doutaient, de la puissance opérationnelle et de la détermination intactes des jihadistes irakiens, dont l'entreprise sécessionniste remet aujourd'hui en cause les frontières nationales de leur pays et de son voisin. Le morcellement de la rébellion armée syrienne et les violences entre groupes combattants explique, à ce titre, le repli de l'EIIL sur sa base irakienne historique. La nébuleuse djihadiste tire également profit de l'exacerbation de la colère sunnite, surtout depuis le déclenchement en décembre 2012 d'un ample mouvement contestataire réprimé à maintes reprises par Bagdad.

 

Comme l'illustrent les combats qui se poursuivent entre forces de sécurité et insurgés sunnites, ainsi que la campagne de bombardements lancée par Nouri al-Maliki sur Al-Anbar, c'est par la force, et non par un quelconque dialogue comme il s'y était toutefois engagé, que le premier ministre irakien entend regagner le contrôle du territoire et se débarrasser de ses adversaires. Il bénéficie notamment du soutien de tribus qui, après avoir déposé les armes en 2008, ont décidé de reprendre la lutte contre Al-Qaïda, cette fois non plus pour le compte des États-Unis mais aux côtés du pouvoir central. D'autres tribus, pour leur part, ont préféré s'aligner sur la posture jusqu'auboutiste de l'EIIL, convaincues d'avoir été non seulement trahies par les États-Unis après leur retrait militaire final, mais aussi par le gouvernement qui les avait assurées d'une intégration dans l'appareil militaire et sécuritaire.

 

Quelle que soit l'issue de cette confrontation, le tout répressif choisi par Al-Maliki ne peut venir à bout de la violence et des aspirants au djihad, toujours plus nombreux. Il contribuera plutôt à les radicaliser. Plus d'une fois par le passé, l'EIIL a démontré sa capacité à reconstituer ses rangs et à tirer profit de la précarité économique dont nul ne voit actuellement la fin. Or il s'agit précisément du thème autour duquel Al-Maliki articule sa campagne électorale : sauver l'Irak et ses habitants du terrorisme et d'un éventuel retour des baasistes dans le pays. En dépit de son impopularité, le premier ministre pourrait bien remporter un troisième mandat consécutif, scénario d'autant plus crédible qu'il n'a face à lui aucune opposition structurée.

 

 

Par Myriam Benraad, Chercheuse au CERI-Sciences Po et analyste au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), programme Afrique du Nord et Moyen-Orient.

 

(Article publié dans Le Monde le 26 mars 2014)

 

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